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Ars Musica 2022 : la revanche de l’antivirus masqué

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Il y a des jours où on aimerait pouvoir être au four, au moulin, au Planétarium, sur Mars et immergé dans cette Metropolis rétrofuturiste, mais voilà, Ubik reste une (science-)fiction et l’univers a beau se courber sous l’effort, le temps reste tout aussi incompressible. J’aborde donc l’édition 2022 d’Ars Musica à la Raffinerie de la rue de Manchester à Molenbeek – anciennement raffinerie de cassonnade, que je fréquente au tournant de la décennie 1970 pour d’autres raisons sonores, plus lugubres, alors que le lieu, lugubre de même, se présente au monde comme le Plan K et résonne d’échos trans Manche très Factory-iens, assommés de hargne et de désillusion affectée. Aujourd’hui, perché au bar du cinquième étage qui laisse voir sa cour intérieure, le bâtiment, dans la nuit et la légère pluie, semble avoir gagné en aplomb, outre le charme d’une architecture industrielle qui a retrouvé une fonction.

Une histoire de trou de lapin et de fantasmagorie

En coproduction avec Charleroi Danse, Down the Rabbit Hole (collectif multinational, basé à Bruxelles et investigateur en matière de dramaturgie) propose, sous le titre Screening, deux pièces de Frédéric Verrières, compositeur français lui aussi établi dans la capitale.

Evening Harmony métamorphose le Prélude n°4 de Claude Debussy – ou plutôt, l’anamorphose : Verrières inclut le prélude dans sa pièce, par morceaux, de façon subtile ou abrupte, maniant l’étrangeté et le changement de perspective. La voix de drone rauque (parfois moulinée au Vocoder) disperse des extraits du poème Harmonie du soir de Baudelaire (le sous-titre du prélude, « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir », est un de ses vers) et le piano augmenté joue (sans couvercle, crument éclairé par cinq spots blancs célestes, avec trois instrumentistes, habillés en prêtres, à son chevet, qui frappent, frottent et manipulent), tant sur le plan visuel que sonore, à perturber la réalité, entre les images projetées, l’électronique en embuscade, la gestuelle des musiciens, parfois raccord, parfois pas, autant de faux-semblants qui défient nos sens (le piano est silencieux – et donc muet – mais un système électronique lui octroie le rôle d’un clavier MIDI – et donc pas muet) et dévient le soliste, qui ne l’est plus : un jeu de miroir où le miroir ne joue pas le jeu – le public est pantois, j’aime assez.

Avec 78 Pieces of Film, création longtemps attendue, ici rehaussée d’une chorégraphie dont je ne perçois pas toujours l’apport, le compositeur pousse un pan plus loin son envie d’assemblage / désassemblage, autant de sons que d’images – et d’éclairage : il y convoque Hitchcock, son visage bonhomme attelé à expliquer l’importance cruciale du montage (cutting, cutting, cutting), mais aussi ses scènes de peur, la pureté des gros plans (œil effrayé, bonde et son tourbillon d’eau, bouche hurlante, mains aux doigts écartelés…) et l’effroi de la lumière cassante sur le geste de l’instrumentiste pour explorer, à la manière d’un boucher appliqué et avec une fureur qui ne se contient que difficilement, l’art de la découpe. Exercice extravagant, entre rêve et éveil, pour un compositeur qui évolue dans un monde à plus de trois dimensions.

L’une émerge, les autres parlent d’expansion et d’exil

Parmi les trois œuvres au programme de l’Ensemble Musiques Nouvelles sur la scène de la salle M de Bozar, celle de l’estonienne Helena Tulve (elle nourrit ses inspirations auprès de Ligeti, Scelsi ou Saariaho) se distingue par la finesse de traitement du son : les timbres à l’œuvre dans Emergence II. Boundless, Shoreless (ceux des instruments de l’ensemble, auxquels se joignent les sons retravaillés de l’installation sonore d’objets en verre imaginée par l’artiste visuelle Justine Emard lors de la création de la pièce) suggèrent une féérie en suspension – d’où l’on ne serait pas surpris qu’émerge, dans un flux d’air porteur, le Père Noël, ses rennes et sa hotte au fond infini.

Pour sa nouvelle pièce, The Primeval Atom, le belge Jean-Pierre Deleuze se réfère à l’hypothèse de l’atome primitif de son compatriote Georges Lemaître, professeur d’astrophysique à l’Université catholique de Louvain et dont les travaux, avec ceux de l'américain Edwin Hubble, initient la théorie du Big Bang : des souffles dans le corps des violons aux robustes scintillements qui s’éteignent en bruissant, le compositeur, qui aime jouer avec la perception (notamment par le biais de la technique de transmission de timbre, d’un instrument à l’autre), ose l’abondance sonore, sorte de grandeur téméraire, qui emporte.

Le firmament de cette soirée, c’est Exil, de Giya Kancheli (Géorgien venu à Berlin en 1991, il vit ensuite à Anvers), dont on devine la proximité musicale et philosophique avec Jean-Paul Dessy, pièce sensible, mystique et inspirée : la soprano Elise Gäbele porte les textes de Paul Celan et de Hans Sahl, en équilibre sur une pulsation délicate, faite d’ondelettes éphémères, en une progression faussement indolente qui chemine, au travers d’une aura translucide, inquiétante, vers une perfection idéalisée et évoque puissamment la nostalgie du pays, la mélancolie du chez soi, le spleen de la terre qu’on a quittée – une nostalgie collective plus qu’individuelle, la nostalgie d’un peuple exilé à la recherche du bien-être.