Mots-clé : Karita Mattila

Eros brave Thanatos dans la Rusalka au Liceu

par

Le librettiste de Rusalka, Jaroslav Kvapil a composé ce riche texte à partir du conte d’Andersen sur la "Petite Sirène" et d'un autre de Frédéric de la Motte Fouqué, “Undine”. Depuis les Naïades et Néphiles grecques ou les sirènes de l’Odyssée homérique, les exemples de ces créatures féériques des flots ne manquent pas : Die Loreley de Liszt, la Schnegourochka de Rimski-Korsakov ou les Filles du Rhin du Rheingold wagnérien. Pouchkine aussi prendra sous sa plume ce thème, donnant lieu à une Undine perdue de Tchaïkovski après qu’un compositeur autrichien bien oublié, Ferdinand Kauer, ait présenté au Bolshoï de Saint-Pétersbourg une pièce intitulée  Das Donauweibchen, ouvrant ainsi la voie à la Rusalka

Un amalgame entre l’humain, à la morale peu fiable et l'irréel du monde des eaux, onirique et aux règles strictes et infaillibles, tracera la trame de cette étrange histoire. Les « rusalki » seraient éternelles et vivraient dans la joie et le froid sans connaître les passions humaines, ceux-ci connaissant les délices de l’amour charnel au péril de leur propre vie… Andersen écrivait : « la sirène n’a point de larmes, elle souffre dès lors bien plus... » 

On ne peut pas parler d’une trame dramatique particulièrement efficace : à certains moments on a l’impression que le librettiste cherche en vain la catharsis et la conclusion de l’histoire. Mais il n’y a aucun doute que Dvořák a été profondément inspiré par cette histoire évocatrice qui l’a poussé à écrire des pages d’une beauté sans limites, dont sa célèbre Invocation à la lune. Nonobstant, Rusalka reste un opéra assez peu joué : il fut représenté pour la première fois à la Monnaie en 2008, à Toulouse en 2022 ou à Liège en 2024. Ne parlons pas des autres opéras du même compositeur : Le Diable et Catherine, Dimitri, Jakobin ou Armida, son dernier ouvrage lyrique dont personne n’a jamais rien entendu ! Il est vrai aussi que, pendant la période soviétique, les censeurs apparatchiks trouvaient le récit de Rusalka absurde ! Pour l’ouverture de cette saison 24/25, le Théâtre San Carlo de Naples a invité aussi Asmik Grigorian comme Rusalka, mais dans une version scénique signée par Tcherniakov. Au Liceu, cet opéra fut créé en 1924 en alternance avec La fiancée vendue de Smetana, dans des mises en scène du librettiste Kvapil lui-même. Et repris ultérieurement en 1936, 1955 et 1963 pour un total de seulement dix-sept représentations…

La production dirigée scéniquement par Christof Loy a été présentée en collaboration avec l’opéra de Dresden, le Teatro Real et le Palau des Arts de Valence. Loy confronte ses personnages sur des questions d’identité, du désir inatteignable d’être aimés et, finalement, de deuil. Le parvis d’un vieux théâtre provincial servira de décor immuable à tout le discours, le monde aquatique n’étant suggéré que par les mouvements des acteurs et par un éclairage magique, signé par Bernd Purkrabek. C’est là un des points forts de ce travail scénique, repris ici par Johannes Stepanek : la pertinence de la direction d’acteurs et le soin apporté à régler des mouvements complexes, pratiquement chorégraphiés, sont saisissants. À tout moment, les acteurs sont crédibles, expressifs et élégants. Certes, des pointures comme Karita Mattila ou Asmik Grigorian impressionnent par leur aura magique mais… quel travail d’ensemble ! En parlant de Grigorian, sa performance d’actrice dépasse presque ses immenses qualités vocales : lorsqu’elle fait son entrée en danseuse, sur les pointes, on croirait d’abord qu’on a affaire à une doublure ! Non, c’est elle-même qui s’est soumise intensément aux disciplines de la danse classique pour préparer son rôle. Loy a imaginé une danseuse accidentée pour suggérer les cassures spirituelles de la naïade amoureuse du prince humain. Et, pendant presque tout le deuxième acte, privée de sa voix mais plus de ses jambes par l’incantation de la sorcière Ježibaba, elle reste absolument présente et émouvante. Confronter la qualité de sa voix à la beauté de son chant serait bien plus ardu que le jugement de Pâris. Plusieurs critiques ont parlé d’elle comme la Rusalka de la décennie. Pour ma part, seule l’ensorcelante Lucia Popp, dont je n'ai écouté sur le vif que la célèbre invocation lunaire, est parvenue à enregistrer dans ma mémoire des émotions indélébiles. Et c’était au siècle dernier ! A ses côtés, le célèbre ténor polonais Piotr Beczała campe un prince brillant et très engagé. Sa voix reste brillante et maîtrisée dans toute la tessiture. Même si certains sons prennent une légère coloration acidulée plutôt que solaire. Son langage corporel traduit aussi qu’il n’a plus l’âge idéal pour rendre son rôle pleinement crédible. Le théâtre est, hélas, cruel avec les emplois, même si Beczała a prouvé hier qu’il reste un des tout grands de sa génération en dépit des inexorables séductions des Parques… Une autre grande pointure de la soirée ce fut la basse grecque Aleksandros Stavrakis comme Vodnik, le génie des eaux. Une voix et un chanteur exceptionnels : il peut assurer l’extrême grave de la tessiture tout à fait confortablement, tout en se jouant des difficultés de l’aigu éclatant qui couronne sa prestation (un Sol4, loin au-dessus du registre habituel des basses). L’ensemble, en étant pleinement convaincant dans son rôle et entièrement complice de la Grigorian. Depuis bien longtemps, je n’avais pas entendu une voix de basse aussi splendide ! Ce sera le mezzo-soprano allemand Okka von der Damerau qu’incarnera la sorcière Ježibaba (la Baba Yaga de Moussorgski ou Stravinski). Elle a des ressources vocales et scéniques inépuisables ; déjà son physique est imposant et, si elle joue le rôle d’une sorcière en principe méchante ou monstrueuse, sa performance d’actrice est tellement subtile et empreinte de tendresse qu’elle nous rend sa Ježibaba presque sympathique et attachante. Le trio de sirènes est joué par Julietta Aleksanyan, Laura Fleur et Alyona Abramova, trois artistes superlatives, autant du point de vue scénique que vocal, rendant leurs grandes scènes vraiment délicieuses… Trois autres « comprimari » fantastiques complètent une distribution sans la moindre faille : Manel Esteve, une voix royale, chante Hajny, le garde forestier, Laura Orueta est délicieuse comme Kutchík, le garçon de cuisine, et son complice David Oller, Lovec, le chasseur, n’est pas en reste. Une vraie réussite ! La belle chorégraphie, signée par Klevis Elmazaj, apporte aussi des moments de magie ou de frénésie comme la bacchanale qui occupe une bonne partie du deuxième acte. 

 Il Trittico : ordalie du chant à l’opéra de Paris

par

Postérieur à La Bohême, Tosca et Madame Butterfly, Il Trittico (Le Triptyque)  se présente comme un tableau en trois parties qui seront, ici, trois courts opéras : Il Tabarro (La Houppelande) drame naturaliste parisien du début du XXe siècle où un marinier tue l’amant de sa femme, puis Suor Angelica  religieuse dans un couvent siennois du XVIIIe siècle qui apprend la mort de son enfant et s’empoisonne, enfin Gianni Schicchi, farce florentine à l’époque de Dante dans laquelle un paysan rusé prend la place d’un riche défunt dans son lit de mort pour dicter un nouveau testament permettant à sa fille d’épouser l’un des héritiers et de s’attribuer le reste à lui-même ! 

Dans une mise en scène très lisible créée à Salzbourg en 2022, le metteur en scène germanique, Christof Loy transpose de nos jours les différentes actions au milieu de décors aussi dépouillés que fonctionnels. Il intervertit également l’ordre des trois volets et présente trois portraits de femme associés à l’Enfer, au Purgatoire et au Paradis de Dante dont une allusion à Gianni Schicchi servit de point de départ au compositeur. 

Si le procédé offre une cohérence subjective à l’ensemble, il constitue surtout un formidable tremplin pour la montée en puissance expressive de la principale interprète, Asmik Grigorian.  

La soprano lituanienne entre en scène en incarnant d’abord la juvénile Lauretta, fille de Gianni Schicchi (O mio Babbino caro vibrant et retenu). Puis, sous les traits de Giorgetta d’Il Tabarro (que la cantatrice avoue préférer), elle devient épouse, mère et amante, admirable de féminité rayonnante et profondément humaine. Enfin, sous le voile de Suor Angelica, mère arrachée à son enfant d’abord par le péché puis par la mort (cri insoutenable), elle passe de la tendresse d’une Pieta (Senza Mamma bouleversant) à la rédemption. 

Ce crescendo émotionnel, véritable ordalie vocale, s’appuie sur une distribution en parfaite adéquation avec les différents caractères - truculent Gianni Schicchi de Misha Kiria, rudesse et sensibilité des rivaux, Michele (Roman Burdenko) et Luigi (Joshua Guerrero), dénuement  des religieuses parmi lesquelles se détache le soprano lumineux de sœur Genovieffa (Margarita Polonskaya) - les interventions d’Hanna Schwarz (L’Abbesse) et Karita Mattila (La tante sans pitié) ajoutent à ce tissus arachnéen une touche fantastique.

Sous la direction détaillée et fluide de Carlo Rizzi, l’orchestre suggère des climats contrastés tout en faisant ressortir les rutilances de l’orchestration, les coloris astringents, les inventions rythmiques d’un compositeur toujours attentif au frémissement du cœur.

Dans les égouts : Salomé à l'Opéra de Paris

par

Avec cette nouvelle production de Salomé composée par Richard Strauss en 1905, la direction de l’Opéra de Paris anticipait un succès de scandale. Effectivement, la perspective d’accéder, le temps d’une soirée, à un « Pornoland » sado masochiste pouvait séduire le bourgeois dûment averti du « caractère violent et/ou sexuel explicite » de la mise en scène confiée à Lydia Steier, américaine formée en Allemagne.

SI cette nouvelle production ne se distinguait « que » par sa laideur, son indigence, son conformisme, elle relèverait de l’insignifiance. Si elle ne contredisait « que » la partition de Richard Strauss et les pulsions qui s’y affrontent sans jamais se vaincre, elle en éteindrait le chatoiement, les reliefs, la délicatesse. Ce qui est le cas. Mais tout cela reste dans le domaine artistique.

Plus grave : l’inacceptable atteinte portée à la dignité de la femme. .

Comment assister sans réagir aux atteintes sexuelles « vécues » sur le plateau sous les yeux d’une salle entière ? Ce que demande la metteure en scène à l’excellente soprano sud-africaine Elza van der Heever, de faire et de subir en public, n’a rien à voir avec les exigences du rôle -actes d’une autre nature que les excentricités (trapèze volant, contorsions diverses) habituelles.

Rien ni personne ne devrait obliger une chanteuse à se livrer à un long simulacre de masturbation, subir les attouchements « réels » de ses partenaires, s’offrir et participer à de vrais contacts sexuels (lors de pantomimes d’inceste, viols collectifs) qui se terminent dans un bain de sang explicite.

Quant à l’esthétique -mille fois vus, des spasmes vaguement sadiques flottent mollement dans un bocal suspendu : la cour dépravée d’Hérode (John Daszak, débraillé) et d’Herodias (Karita Mattila qui fut une grande Salomé, ici mère maquerelle aux faux seins percés). L’éclairage est glauque, les costumes crapoteux. Le prophète chante sous une dalle de béton. Des éboueurs- liquidateurs engoncés dans des combinaisons jaunes vont et viennent transportant les cadavres démembrés de l’orgie précitée. Le tout sous la surveillance de gardes à kalachnikov. La danse des sept voiles devient une interminable copulation... 

Au Festival de Salzbourg 2022

par

Cette année, les Salzburger Festspiele ont à nouveau pu présenter un riche programme de concerts, récitals, opéra et théâtre, un soulagement après les problèmes et restrictions de l’année précédente. Six productions scéniques et deux versions de concert étaient à l’affiche. Dans les distributions, à côté de noms illustres, de jeunes chanteurs participant au «Young Singers Project», qui suivent des Masterclasses et ont été choisis pour faire partie de l’ensemble. C’était le cas de la soprano belge Flore Van Meerssche qui a été distribuée en « sacerdotessa » dans la production d’Aida (Verdi) dirigée d’ailleurs par Alain Altinoglu, le directeur musical de la Monnaie.

Cette Aida était une reprise de la production de 2017 dans une mise en scène de Shirin Neshat, une artiste iranienne (photographe, vidéaste), avec des décors abstraits de Christian Schmidt. Pas d’évocation de l’Egypte des pharaons, mais un monde oriental plutôt islamique, sévère et fermé, avec des femmes voilées, des hommes insolents et effrontés qui terrorisent même la Cour de la Princesse Amneris,(sur la musique des petits esclaves maures !) et des blocs de prêtres immobiles avec de longues barbes blanches. Des projections réalisées par la photographe Neshat illustrent le contexte d’Aida, qui ne correspond pas au livret de l’opéra, et la mise en scène et la caractérisation des personnages restent trop sommaires. Pas étonnant qu’Erwin Schrott fasse régulièrement sortir le grand prêtre Ramfis des rangs ! Vocalement un peu plus de discipline aurait été préférable. Rien à reprocher à Roberto Tagliavini qui donnait au Roi noblesse vocale et autorité. Piotr Beczala débutait en Radames et donnait une belle allure au jeune guerrier. Vocalement, le rôle était brillamment interprété et il terminait « Celeste Aida » tout en nuances comme Verdi l’avait souhaité ! Elena Stikhina offrait à Aida une voix souple et expressive, de belles nuances et de l’émotion. Belle prestation d’Eve-Maud Hubeaux dans le rôle d’Amneris : allure royale, voix ample et expressive et interprétation captivante. Luca Salsi campait un Amonasro vaillant. Dans sa brève intervention de la sacerdotessa du temple, Flore Van Meerssche donnait à entendre une voix limpide et pure. C’est Alain Altinoglu, le directeur musical de la Monnaie, qui dirigeait le Wiener Philharmoniker dans une exécution subtile et dynamique, pleine de nuances et de couleurs, avec un soin remarquable pour les chanteurs et un grand souffle dramatique.    

Il Trittico de Puccini avait droit à sa toute première présentation au Festival de Salzburg, sous la direction musicale de Franz Welser-Möst et dans une mise en scène de Christof Loy. Il se présentait d’emblée comme la production la plus populaire du festival. Certainement aussi grâce à la présence dans les trois operas d’Asmik Grigorian, la soprano lituanienne qui est la nouvelle star du Festival. Loy choisit de ne pas présenter les trois opéras Il Tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi dans l’ordre habituel. La soirée débutait avec Gianni Schicchi sous forme d’une farce burlesque pour finir avec Suor Angelica, prisonnière dans un cloitre strict, enfermée entre des murs gris qui bannissent le soleil et la verdure, quasiment sans chaleur humaine.