Il Trittico : ordalie du chant à l’opéra de Paris
Postérieur à La Bohême, Tosca et Madame Butterfly, Il Trittico (Le Triptyque) se présente comme un tableau en trois parties qui seront, ici, trois courts opéras : Il Tabarro (La Houppelande) drame naturaliste parisien du début du XXe siècle où un marinier tue l’amant de sa femme, puis Suor Angelica religieuse dans un couvent siennois du XVIIIe siècle qui apprend la mort de son enfant et s’empoisonne, enfin Gianni Schicchi, farce florentine à l’époque de Dante dans laquelle un paysan rusé prend la place d’un riche défunt dans son lit de mort pour dicter un nouveau testament permettant à sa fille d’épouser l’un des héritiers et de s’attribuer le reste à lui-même !
Dans une mise en scène très lisible créée à Salzbourg en 2022, le metteur en scène germanique, Christof Loy transpose de nos jours les différentes actions au milieu de décors aussi dépouillés que fonctionnels. Il intervertit également l’ordre des trois volets et présente trois portraits de femme associés à l’Enfer, au Purgatoire et au Paradis de Dante dont une allusion à Gianni Schicchi servit de point de départ au compositeur.
Si le procédé offre une cohérence subjective à l’ensemble, il constitue surtout un formidable tremplin pour la montée en puissance expressive de la principale interprète, Asmik Grigorian.
La soprano lituanienne entre en scène en incarnant d’abord la juvénile Lauretta, fille de Gianni Schicchi (O mio Babbino caro vibrant et retenu). Puis, sous les traits de Giorgetta d’Il Tabarro (que la cantatrice avoue préférer), elle devient épouse, mère et amante, admirable de féminité rayonnante et profondément humaine. Enfin, sous le voile de Suor Angelica, mère arrachée à son enfant d’abord par le péché puis par la mort (cri insoutenable), elle passe de la tendresse d’une Pieta (Senza Mamma bouleversant) à la rédemption.
Ce crescendo émotionnel, véritable ordalie vocale, s’appuie sur une distribution en parfaite adéquation avec les différents caractères - truculent Gianni Schicchi de Misha Kiria, rudesse et sensibilité des rivaux, Michele (Roman Burdenko) et Luigi (Joshua Guerrero), dénuement des religieuses parmi lesquelles se détache le soprano lumineux de sœur Genovieffa (Margarita Polonskaya) - les interventions d’Hanna Schwarz (L’Abbesse) et Karita Mattila (La tante sans pitié) ajoutent à ce tissus arachnéen une touche fantastique.
Sous la direction détaillée et fluide de Carlo Rizzi, l’orchestre suggère des climats contrastés tout en faisant ressortir les rutilances de l’orchestration, les coloris astringents, les inventions rythmiques d’un compositeur toujours attentif au frémissement du cœur.
Reste l’épineuse question de l’ordre du triptyque. Dès la création en 1918, le compositeur italien a choisi de donner le dernier mot au compère Gianni Schicchi, c’est à dire de conclure sur une pirouette comique à la manière d’Arlequin ; par ailleurs, chronologiquement, il invite à remonter le cours du temps : partant de l’époque de la Bohême parisienne passant par le XVIIIe siècle pour parvenir à l’époque de Dante.
La présente« reconstruction » ignore ces données (y compris la dimension baroque de la juxtaposition des contraires) au prix d’une absence de second degré, d’humour ou, plus exactement, de cette qualité italienne partagée par la France : la distance.
Ainsi la moquerie bon enfant de la commedia dell’ arte déserte-t-elle la chambre mortuaire de Gianni Schicchi au profit de silhouettes anguleuses, l’exubérance romantique du petit peuple parisien avec ses allusions à Mimi laisse place à une morne brume nordique (Il Tabarro) tandis que Suor Angelica reste étrangère à la suavité et l’exubérance de la piété latine au profit d’un moderne prosaïsme (Angelica arrache son vêtement religieux puis allume une cigarette) et d’une rigueur presque luthérienne.
A cette réserve près, les remarquables qualités d’ensemble, leur cohérence et la triple interprétation d’anthologie d’Asmik Grigorian suscitent adhésion, enthousiasme et admiration. Vibrante ovation finale.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Opéra Bastille 6 mai 2025
Crédits photographiques : Guergana Damianova / OnP