Un hommage à l’amitié Liszt-Smetana par le pianiste tchèque Miroslav Sekera
Franz Liszt (1811-1886) : Etude transcendante n° 12 « Chasse-neige » ; Mort d’Isolde de Wagner ; Paraphrase de concert sur Rigoletto de Verdi ; Lacrimosa du Requiem de Mozart. Bedřich Smetana (1824-1884) : Sketches op. 5 : Paysage amical ; Etude de concert op. 17 « Au bord de la mer » ; Bagatelles et Impromptus ; Macbeth et les sorcières. Miroslav Sekera, piano. 2019. Livret en anglais, en allemand, en français et en tchèque. 58.14. Supraphon SU 4280-2.
Le couplage Liszt-Smetana pourrait paraître étrange à ceux qui ignoreraient que les deux musiciens se connaissaient et s’appréciaient. Ce serait oublier aussi que le compositeur de La Moldau s’est rendu à Weimar à deux reprises, à la fin des années 1850, où il a retrouvé Liszt, ce qui l’a mené vers la musique à programme. La notice signée par Olga Mojzisova rappelle que dans une note de son journal, Smetana avait écrit en 1843, alors qu’il était encore étudiant : Avec l’aide et la grâce de Dieu je serai un jour Liszt quant à la technique et Mozart quant à la composition. Des intentions qui ne manquent pas d’ambition ! Smetana et Liszt échangèrent des lettres dès 1848. Le premier, dans une situation financière difficile, sollicita son aîné de treize ans pour un prêt d’argent que Liszt n’accorda pas, tout en acceptant la dédicace des Pièces caractéristiques op.1 de son cadet et en l’orientant vers un éditeur. Une toute première rencontre eut lieu à Prague, suivie d’autres avant celles de Weimar. Le rapprochement entre les deux créateurs sur un même CD rappelle aussi que Smetana a fait partie des wagnériens de Prague où Le Vaisseau fantôme ou Tannhäuser étaient représentés. Verdi l’était aussi (Nabucco, Ernani, Rigoletto). Et pour couronner le tout, Smetana assista à une représentation du Macbeth de Shakespeare qui l’impressionna beaucoup. Voilà donc expliquées, à côté des œuvres du Tchèque -dont Macbeth et les sorcières qui clôture le programme- la présence directe de Liszt et celles, indirectes, de Wagner, Verdi et Mozart sous la forme de paraphrases ou de transcriptions par le Hongrois. La cohérence du projet est bien réelle.
Le pianiste Miroslav Sekera, né à Prague en 1975, joue du piano dès l’âge de trois ans ; il est remarqué par Zdena Janzurova, une pédagogue éclairée. Il pratique aussi très vite le violon, ce qui lui vaudra de jouer le bref rôle de Mozart-enfant dans le film Amadeus de Forman en 1984, dans la scène où le jeune Wolfgang se produit, devant le Pape, sur les deux instruments. Sekera choisit définitivement le piano lorsqu’il entre au Conservatoire de Prague, où il suit l’enseignement d’Eva Boguniova, elle-même élève de Josef Palenicek, et de Martin Ballyh. Lauréat de plusieurs concours dans son pays et hors frontières, il remporte en 2002 le Concours International Johannes Brahms à Portschach, en Autriche. Depuis, il collabore régulièrement avec la Radio tchèque et l’Orchestre Symphonique de Prague, mais il se produit aussi aux Etats-Unis ou au Japon. Sollicité par le compositeur américain Joseph Summer (°1956), il enregistre ses œuvres en première mondiale pour les labels Albany Records et Navona Records. Pour Supraphon, en soliste ou en musique de chambre, ce sont des récitals Brahms/Scarlatti/Moszkowski ou Prokofiev/Smetana/Janacek et le travail avec des partenaires comme le violoniste Joseph Spacek ou la mezzo-soprano Dagmar Peckova.
Le récital s’ouvre par l’Etude transcendante n° 12 « Chasse-neige », dont Sekera n’accentue pas le côté qui pourrait être spectaculaire, mais s’attache plutôt à entourer cette page dramatique de lyrisme et de plasticité. Dans la transcription de la Mort d’Isolde qui suit, écrite au moment où les relations entre Liszt et Wagner se refroidissent (Cosima vient de quitter Hans von Bülow pour Richard), Sekera dose avec élégance mais engagement les trémolos, les arpèges, les larges accords si émouvants et la superposition des plans sonores. Il laisse ensuite son jeu se déployer dans la superbe Paraphrase de concert sur Rigoletto inspirée par le quatuor Bella figlia dell amore de l’acte III de Verdi et destinée à von Bülow qui la créa en 1860 à Berlin ; l’habile composition des motifs dans ce morceau de bravoure prend chez Sekera des allures d’improvisation d’une grande liberté de ton. La transcription très respectueuse du Lacrimosa du Requiem de Mozart montre aussi sa capacité à souligner l’émotion face à ce qui se déroule un peu comme l’esquisse d’un soupir.
Pour Smetana, Sekera nous invite à un parcours varié d’avant les quarante ans du compositeur. Le Paysage amical, troisième des quatre Sketches op. 5 de 1858, se présente comme un feuillet sans prétention au caractère évanescent. L’Etude de concert op. 17 de 1861 est intitulée Au bord de la mer ; c’est l’une des pièces pour piano les plus jouées de Smetana. Elle a été écrite au moment où le compositeur achève son séjour en Suède à Göteborg, où il est demeuré cinq ans. Un thème vigoureux parcourt cette œuvre qui atteint son sommet dans un Allegro où les octaves se bousculent pour simuler la force des vagues. Les huit Bagatelles et Impromptus datent des vingt ans de Smetana et proposent un éventail de sentiments (l’innocence, l’abattement, l’idylle, le désir, la joie, le conte, l’amour et la discorde) qui rappellent d’autres influences, celles de Schumann, Chopin ou Mendelssohn, à travers des ambiances tour à tour candides, fraîches, résignées, joyeuses ou charmeuses. Quant à Macbeth et les sorcières de 1859, qui rappelle que Smetana avait été impressionné par une représentation de la tragédie de Shakespeare, il se présente en deux parties : une marche aux sonorités puissantes précède une phase plus lyrique, avant une coda héroïque. On y devine déjà le futur créateur de grandioses poèmes symphoniques. Miroslav Sekera vient se classer aisément auprès de l’admirable Jan Novotny chez Supraphon en 1984 ou Petr Jirikovsky en 2001 pour le label Matous. Comme eux, il traduit bien le charme, la virtuosité et la chaleur des pages. Il souligne aussi ce que le Tchèque doit à Liszt en termes de psychologie, de passion ou de lyrisme. Ce CD est un témoignage convaincant des liens de longue durée entre les deux musiciens.
Son : 9 Livret : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 8
Jean Lacroix