Une comédie cruelle : Cosi fan tutte à Liège
Oui, "Cosi fan tutte" est une comédie cruelle : c’est un jeu, si drôle, n’est-ce pas, mais qui en fait tourne mal malgré ses apparences heureuses finales.
Deux jeunes hommes, Ferrando et Guglielmo, aiment deux jeunes filles, Fiordiligi et Dorabella. Bonheur. Mais Don Alfonso, un vieux sage retors, leur affirme que les grands élans amoureux de celles-ci ne résisteront pas à la tentation. Ils se récrient. Chiche, dit le vieux. Chiche, rétorquent-ils. On prétend donc qu’ils doivent partir à la guerre. Adieux déchirants. Très vite, deux « Albanais » surgissent… nos deux amoureux déguisés évidemment. Et commence alors le grand jeu de la séduction… Une séduction doublement victorieuse, car, comme le chante Don Alfonso : « Cosi fan tutte – Ainsi font-elles toutes ». Faux mariage, réapparition des fiancés-soldats, révélation… et retour à la normale.
Vraiment ?
Les jeunes femmes ont été humiliées et on peut s’interroger sur ce que pourront devenir des couples pareillement restaurés… Comédie cruelle, et qui résonne plus que gravement en nos temps de prise de conscience des discriminations négatives.
Mais ce tristement drôle livret de Da Ponte est transcendé par la musique de Wolfgang Amadeus Mozart. Une musique fascinante, subjugante dans ses multiples modalités : a-t-on jamais mieux dit le bonheur, l’amour, la tentation, les dilemmes, les abandons, les douleurs, les repentirs, le jeu ? Quelles atmosphères musicales ! Quel émerveillement quand on les découvre, quel bonheur quand on les retrouve et les anticipe.
A l’Opéra de Liège, c’est Vincent Dujardin qui leur confère une réalité scénique. Les décors et les costumes de Leila Fteita nous plongent dans les sixties. Décoration très Soap Opera en fait, du genre « Les Feux de l’amour ». Une maison en deux niveaux superposés – chambre des jeunes femmes, lieux de vie - reliés par un grand escalier ; des panneaux pivotants se faisant murs tapissés ou ouvrant sur un jardin aux floralies effervescentes ; des vêtements de ce temps-là (celui de nos parents ou grands-parents selon notre génération) et un look rockabilly (avec les rouflaquettes et les jeans qui s’imposent) pour les amoureux déguisés. Voilà qui « encadre » bien l’histoire de la supercherie.
Musicalement et vocalement, en ce soir de première, il a fallu, m’a-t-il semblé, quelque temps pour que tout se mette en place. Fragilité des premiers moments d’une production. Mais peu à peu, la somptueuse mécanique mozartienne a trouvé son rythme : l’orchestre, sous la baguette de Sieva Borzak, récent vainqueur du Concours international de direction d’orchestre d’opéra (qui avait « ouvert » l’œuvre en force), les chœurs et les solistes ont investi leurs partitions et séduit un public qui les a très chaleureusement remerciés à la fin de la représentation.
Personnellement, j’ai été particulièrement sensible à l’expression des états d’âme du Ferrando de Maxim Mironov et à celle des « fourberies » de l’Alfonso de Marco Filippo Romano. Francesca Dotto-Fiordiligi, José Maria Lo Monaco-Dorabella, Vittorio Prato-Guglielmo et Lavinia Bini-Despina m’ont également offert des moments mozartiens bienvenus.
Une production bien sage donc quand on lui oppose les originalités agaçantes d’un Tcherniakov avec ses couples âgés échangistes ou la chorégraphie subtilement inspirée d’Anne Teresa de Keersmaeker.
Liège, Opéra royal, 10 octobre 2025
Crédits photographiques : J.Berger-ORW