Une invitation amicale dans la datcha de Chostakovitch
La datcha de Chosta. Arvo Pärt (°1935) : Fratres, version pour alto et piano. Anne Martin (°1969) : Cette colline - Hommage à Fiodor Droujinine. Jean-Paul Dessy (°1963) : DSCH - In Memoriam Dmitri SCHostakovitch. Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Sonate pour alto et piano op. 147 ; Impromptu pour alto et piano op. 33. Maxime Desert, alto ; Mariane Marchal, piano. 2024. Notice en français et en anglais. 68’. Paraty 2025003.
Après avoir, pendant quelques années, fait des séjours épisodiques dans une datcha qui lui avait été offerte par l’État, Chostakovitch acheta une autre résidence secondaire à Joukovka, à une vingtaine de kilomètres de la capitale. Il y reçut des proches, comme Rostropovitch et son épouse Galina Vichnevskaïa (celle-ci évoque ces rencontres dans ses souvenirs Galina, parus chez Fayard en 1985), son ami Isaac Glikman, professeur au Conservatoire de Saint-Pétersbourg (sa correspondance avec le compositeur a été publiée chez Albin Michel en 1994), ou Benjamin Britten, qui était venu diriger trois de ses opéras à Moscou, à l’occasion du Nouvel-An de 1965.
C’est dans cette datcha éloignée de l’agitation de la ville que Chostakovitch acheva sa dernière œuvre, la Sonate pour alto et piano op. 137, entre le 10 juin et le 5 juillet 1975, lui apportant encore quelques corrections peu avant son décès, survenu le 9 août. La création eut lieu à Moscou le 25 septembre, jour anniversaire du compositeur, Fiodor Droujinine étant à l’alto et Mikhaïl Mountian au piano. Droujinine (1932-2007) était membre, depuis 1964, du Quatuor Beethoven, qui créa plusieurs quatuors de Chostakovitch. Le présent album est à considérer comme un double hommage au créateur et à son interprète : Droujinine, ami proche et fidèle, fut le dédicataire de l’ultime sonate, Chostakovitch lui ayant demandé des conseils lors de la composition.
Le choix de Fratres d’Arvo Pärt pour ouvrir le programme revêt à cet égard une portée emblématique. Écrite en 1977 dans une version pour orchestre de chambre, l’œuvre a connu une grande série d’instrumentations, celle destinée à l’alto et au piano datant de 2007. Cette méditation intemporelle, ainsi désignée dans la trop brève notice, offre dans le présent contexte un visage symbolique, exprimant avec émotion l’union musicale et spirituelle entre deux musiciens.
L’essentiel du programme réside dans la demi-heure de la Sonate pour alto et piano en trois mouvements, page ultime achevée par Chostakovitch, au climat global nostalgique et mélancolique, voire ténébreux, pour ne pas dire testamentaire. Deux mouvements lents encadrent un Allegretto dans lequel Chostakovitch se sert de façon parodique du matériel d’un opéra inachevé, Les Joueurs, esquissé en 1941, d’après la pièce de Gogol datant de 1842. Il s’agit d’un scherzo où le jeu de l’alto oscille entre danse heurtée et lyrisme intemporel, le piano se révélant grave. Cet Allegretto fait suite à un Moderato au caractère abstrait, sans réel dialogue, et précède un Adagio au sein duquel le compositeur fait des citations d’œuvres d’autres créateurs comme Beethoven (Sonate « Au clair de lune » et Symphonie n° 5), Tchaïkovsky (Symphonie n° 4), Berg (Concerto pour violon), mais aussi de lui-même. Cet hommage tissé de multiples souvenirs résonne, peut-être de façon prémonitoire, comme un adieu à l’existence.
À la sonate, vient s’ajouter le très bref Impromptu de Chostakovitch (moins de deux minutes), feuille d’album datée du 2 mai 1931, retrouvée en 2017 dans les archives de Vadim Borissovsky (1900-1972), autre membre du Quatuor Beethoven, et conservée aux Archives centrales de Moscou. Le dédicataire en est Alexander Mikhailovitch Ryvkin (1893-1951), membre du Quatuor Glazounov, qui créa le Quatuor n° 1 de Chostakovitch en 1938. On connaissait déjà cette page d’esprit romantique par une gravure de Giulia Panchini et Matteo Bogazzi (Da Vinci Classics, 2024) et par une autre d’Ettore Caussa et Boris Berman (Palais des Dégustateurs, 2024).
Deux œuvres belges, commandes du Festival Ars Musica, complètent le programme. La Bruxelloise Anne Martin (°1969), qui a étudié la composition avec Claude Ledoux au Conservatoire royal de Mons et étudié la philosophie à l’ULB, a écrit Cette colline - Hommage à Fiodor Droujinine d’un peu moins de huit minutes, qui salue, entre passion et tension, l’amitié du soliste avec Chostakovitch. De son côté, le Hutois Jean-Paul Dessy (°1963), qui est aussi titulaire d’une maîtrise en philosophie et lettres, se charge d’honorer le compositeur dans un In Memoriam à Chostakovitch en trois mouvements. Au-delà de l’hommage, tout en sobriété ou en ardentes vibrations, l’œuvre se nourrit de l’esprit du Russe qu’il célèbre avec un investissement qui a sa part de mystères, en particulier dans le Teneramente central, envahi par une émotion que l’on partage sans équivoque.
Les interprètes, Maxime Desert, qui a été l’altiste du Quatuor Tana entre 2010 et 2019 et est soliste de l’ensemble Musiques Nouvelles, et la pianiste Mariane Marchal, qui ont tous deux fait leur apprentissage en France avant de passer par le Conservatoire royal de Bruxelles, ont eu l’occasion de se produire en concerts dans ce programme avant l’enregistrement, concrétisé à Arsonic (Mons), du 13 au 15 décembre 2024. Tout au long du parcours, leur complicité fait merveille pour donner sens et densité à un concept original.
Son : 9 Notice : 5 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix