Une nuit d’été au Festival Savall : Vespro della Beata vergine, de Monteverdi
Pour sa cinquième édition, le Festival Savall a rappelé son public vers le cadre enchanteur du parvis du monastère cistercien catalan de Santes Creus avec son arc en plein cintre surmonté d’une belle ogive qui nous évoquent tout de suite transition et voyage dans le temps. Sous la devise « Hommage à la diversité », il nous propose cette fois-ci un périple qui va bien au-delà des recherches bien connues de Jordi Savall sur les concomitances entre la musique ibérique ou italienne et ses consœurs des bords de la Méditerranée ou du Moyen Orient, pour retrouver des inspirations sur la route la soie et les voyages de Marco Polo vers la Chine, thème auquel était consacré l’un des concerts les plus attirants du Festival de cette année. Dans la foulée, le concert dédié aux Vespro della Beata Vergine était, sur le papier, l’un des plus intéressants. Monteverdi les avait publiées en 1610 à Venise, centre mondial de l’imprimerie musicale à l’époque. Des recherches de Jordi Savall, justement, situent cependant la première à la cathédrale de Mantoue en 1607. On sait que le compositeur postula avec cette œuvre imposante par sa longueur et sa densité pour devenir maître de chapelle à Rome et à Venise. Il deviendra maître de chapelle à Saint Marc en 1613. Ces Vêpres constituent la plus grande œuvre religieuse avant les grandes Passions de J. S. Bach et ont séduit un nombre impressionnant de musiciens au XXème siècle : on compte près de quarante enregistrements de l’œuvre, celui de Savall en 1988 étant l’un des phares.
Je trouve assez frustrant ce terme tant galvaudé de « baroqueux » appliqué à Savall : le nombre de chemins qu’il a débroussaillé à nos oreilles, en éveillant notre curiosité vers des voisins et des époques plus ou moins lointaines auxquels nous devons une bonne part de nos racines musicales, est presque infini. Et le talent qu’il a déployé en se servant au départ d’un instrument aussi peu tape-à-l’œil que la viole de gambe est d’un tel ordre que l’on peut parler d’une des carrières musicales les plus riches et diversifiées de notre temps. Pour ne pas rallonger le panégyrique bien connu d’un tel artiste, je dois aussi avouer que le concert d’hier était décevant à bien des égards. Certes, son métier de chef (il est invité cette saison pour un concert avec les Berliner Philharmoniker ) est indiscutable et le langage polyphonique de Monteverdi n’a pour lui le moindre secret : il peut y déployer une pensée musicale d‘une clarté et d’une luminosité absolues. Cependant, les Vêpres ne sont en aucun cas une œuvre durchkomponiert, sinon un amalgame de psaumes, des chants et danses madrigalesques plus ou moins pieux adressées à la Vierge Marie, certes, mais parfois d’un ton tellement colloquial -voire érotique- qu’on pourrait se croire dans une célébration absolument païenne : Pulchra es, amica mea, / Averte oculos tuos a me / Quia ipsi me avolare fecerunt (Tu es belle, ma mie, retire tes yeux des miens car ils m’éblouissent…).
Et la soirée d’hier m’a semblé plus une exhibition de musiciens habiles, expérimentés, mais dont le feu sacré aurait été anéanti par les rayons d’un soleil implacable et son corollaire de records de température caniculaire. Il faut rappeler que maestro Savall a 84 ans et quelques problèmes de mobilité et que son Festival implique pour lui pas moins de cinq concerts successifs en très peu de jours. On peut comprendre dès lors une certaine fatigue… Alors que le public peut également réclamer le droit à toute l’énergie de l’artiste ! Je ne voudrais pas non plus attribuer uniquement les raisons de ce léger désappointement au grand gambiste : l’étrange disposition de l’orchestre, en essayant d’imiter les fameux doubles chœurs de Gabrieli ou de Marcello à la Basilique St. Marc à Venise, n’a pas rendue la tâche facile aux instrumentistes et chanteurs, privés d’une écoute d’ensemble cohérente.
Le choix des solistes vocaux était vraisemblablement le principal écueil de la soirée : des voix pas toujours faciles à mixer, des chanteurs compétents, sans doute, mais dont l’assemblage m’a paru loin d’être idéal en termes de timbres et d’amalgame sonore de l’ensemble vocal, dont la préparation a été confiée à Lluís Vilamajó, un fidèle compagnon de Savall. Parmi toutes les voix, celle d’Anna Piroli était la plus intéressante tant du point de vue sonore qu’interprétatif : engagée et créative elle a été la protagoniste des meilleurs moments chantés de la soirée, tout comme la basse Guglielmo Buonsanti, un instrument imposant et un habile déclamateur. Marco Saccardin a fait aussi une courte apparition absolument remarquable. Moins convaincants les ténors Ferran Mitjans et Martí Doñate et plusieurs autres intervenants, comme le baryton Mauro Borgioni, assez engagé mais pas irréprochable pour la justesse ou le soprano Monica Piccinini, quelque peu guindée même si elle propose souvent des idées intéressantes.
Ponchielli écrivait, dans le prologue de Pagliacci : « l’artiste étant un homme, il écrit pour les hommes et s’inspire du vrai » On dirait que nous sommes tellement habitués à l’excellence en termes d’artistes en concert qu'à la moindre petite déconvenue nous devenons presque comme des enfants enragés pour un jouet cassé ou perdu. L’immense somme de merveilleux musiciens qui remplissent de nos jours les salles de concert nous rendrait-elle capricieux ou intolérants, en tant que public ?
Santes Creus, Barcelone, le 15 août 2025
Xavier Rivera
Crédits photographiques : David Ignaszewski