Volver : Un voyage pianistique immersif dans la riche musique Latino-américaine.  

par

Volver. Oeuvres de Carlos Gardel (1890 – 1935) ,  Carlos Guastavino (1912 – 2000), Manuel Ponce  (1882 – 1948),  Ernesto Lecuona (1896 – 1963) , Astor Piazzolla (1921 – 1992), Luis A. Calvo (1882 – 1945) , Carlos Gardel (1890 – 1935). Vittorio Forte, piano. Livret en français et en anglais. 81’00.   Mirare MIR768.

Cet admirable enregistrement nous propose un voyage dépaysant dans la musique Latino-américaine, subtil mélange entre musique savante (dans son traitement), et musique populaire (dans son inspiration). Le pianiste Vittorio Forte nous invite à parcourir, à la manière d’une carte de visite musicale une grande partie du continent américain de culture ibérique et comprenant six pays particulièrement représentatifs (Brésil, Argentine, Mexique, Chili, Colombie et Cuba). Ces musiques ont toutes des racines multiples provenant de plusieurs continents avec bien sûr des origines européennes principalement espagnoles et portugaises) importées au cours des siècles par les conquistadors et leurs descendants, mais aussi des origines africaines introduites par les esclaves, et enfin on retrouve enfin des racines amérindiennes autochtones. Si ces musiques sont différentes d’un pays à l’autre en fonction de leur histoire propre, elles sont néanmoins réunies par leurs mélodies séductrices et déclamatoires ainsi que par leurs rythmes engageants.

Vittorio Forte a choisi d’intituler cet album « Volver » qui signifie « revenir ». Celui-ci porte ainsi le titre de la célèbre chanson de Carlos Gardel terminant ce disque et qui résume l’esprit de cet album où le pianiste opère un retour sur ses années d’apprentissage du piano en Italie avec d’éminents professeurs, dont notamment José Lepore, un professeur d’origine Argentine venu s’installer en Italie. Dans cette musique Sud-Américaine, les différentes cultures s’entremêlent au cours des siècles passés en fonction des vicissitudes de l’Histoire. Certains pays sud-américains, comme l’Argentine ou le Brésil ont été les terres d’adoption de populations émigrées aux origines très diverses. Celles-ci, quelques soient leurs origines, ont contribué à l’élaboration d’une identité nationale et « Les Quatre saisons Porteñas » en sont un exemple éloquent : Composés par Astor Piazzolla entre 1965 et 1970 ses Porteños (les habitants des villes portuaires, et donc ici de Buenos-Aires) décrivent à la fois des univers culturels très différents qui, malgré leur diversité ont une forte identité argentine, et que Piazzolla unifie par le truchement du Tango.

C’est peut-être pour cette raison que Vittorio Forte, malgré ses origines franco-italiennes baigne dans ces musiques latines, avec une aisance et une compréhension qui sont déconcertantes. N’oublions pas après tout que les parents d’Astor Piazzolla étaient des émigrés italiens et que Carlos Gardel était né à Toulouse, de parents français…. 

La longue fréquentation de ces musiques grâce à ses professeurs permet à Vittorio Forte de nous faire découvrir un répertoire malheureusement encore trop peu connu. Que ce soit au concert ou au disque, très peu d’interprètes (souvent des nationaux) proposent comme ici un large éventail de ces musiques, hormis l’extraordinaire Jorge-Luis Prats, Cecilia Pillado ou le regretté Nelson Freire.

Vittorio Forte a déjà fait des enregistrements particulièrement marquants dans des répertoires peu courus comme les œuvres de Medtner, de Clémenti, de Carl Philippe Emanuel Bach, sans oublier ses ébouriffantes transcriptions d’Earl Wild, pour ne citer que quelques exemples. Si son répertoire est particulièrement éclectique, il reste cependant extrêmement constant dans sa qualité. Dans cet enregistrement son jeu virtuose est à la fois chantant et puissant, sans ne jamais céder à la moindre dureté. La poésie qu’il insuffle à ces œuvres souligne chaque phrase musicale et permet d’en faire ressortir toute l’expressivité dans un confort sonore très appréciable. L’excellent piano Fazioli aux sonorités chatoyantes, contribue aussi à cette réussite et permet à Vittorio Forte de donner une âme à chacune de ces musiques, malgré leur grande diversité identitaire.

Chaque pays du continent Latino-Américain s’est construit sa propre personnalité musicale. Chaque musique est le fruit de sa propre histoire et de ses traditions ancestrales. A celles-ci viennent se greffer aussi des influences extérieures provenant d’Afrique ou d’Europe puisque par le passé, les échanges contraints ou volontaires avec ces différentes contrées étaient fréquents et réguliers. Cela a créé un mariage original et fructueux sur le plan musical entre ces différentes cultures, où les harmonies et les rythmes issus des différents folklores se conjuguent avec une musique savante européenne plus ordonnée et rigoureuse.

Il est vrai que certains pays ont largement profité de cette ressource culturelle si particulière et en premier lieu l’Argentine, devenue une terre d’accueil et de mixité au cours des trois derniers siècles. Ce pays, où la milonga et le tango sont élevés au rang de trésors nationaux, est la patrie de nombreux compositeurs comme Carlos Gardel, Astor Piazzolla, Carlos Guastavino (très bien représentés sur cet enregistrement) mais aussi Julián Aguirre (mort la même année que Gabriel Fauré) et Ernesto Ginastera (qui fut aussi le professeur de Piazzolla).  Ces musiciens représentent par leurs musiques l’âme et le caractère de ce pays et de ses habitants. Ces musiques sont faites de contraires en alliant puissance et fatalisme, mais aussi exubérance et austérité. Carlos Gardel débute et clôture cet enregistrement par deux célèbres tangos « Por una Cabeza » et « Volver », magnifiquement transcrits par Vittorio Forte avec une profusion de traits aussi acrobatiques que séducteurs. Volver est la dernière œuvre que Carlos Gardel a composée et interprétée (pour le film "El diaz que me quieras" sur des paroles d’Alfredo Lepera) puisqu’il disparaîtra prématurément en 1935 dans un accident d’avion. Quant à Astor Piazzola, son célèbre « Adios Noniño » est lui aussi un tango aux accents tragiques, où le compositeur évoque avec nostalgie la disparition de son père (dont le surnom était Noniño). Carlos Guastavino bien que contemporain d’Astor Piazzolla et décédé huit ans après lui, représente un autre courant musical de la musique argentine, certes moins novateur, mais plus attaché aux traditions musicales du dix-neuvième siècle issues du Romantisme comme le prouvent « Las Niñas » (Les filles) et « Bailecito » (Petite danse), pièces charmantes s’il en est.

Le Brésil, tout comme l’Argentine est un immense pays d’où sont natifs de nombreux compositeurs talentueux comme Francisco Mignone, Mozart-Camargo Guarnieri, Ernesto Nazareth, Guido Santórsola ou Radamés Gnattali. De culture portugaise et non espagnole comme la majorité des autres pays sud-américains, la musique brésilienne est différente dans son expression, sans doute plus festive, légère et chaleureuse. Ainsi, la Samba, (danse typiquement brésilienne) ne peut se confondre avec le Tango argentin, ni par ses rythmes ni par son langage, ni par l’attitude corporelle des danseurs. Deux compositeurs brésiliens très différents illustrent le parcours musical de Vittorio Forte dans cet enregistrement avec tout d’abord deux pièces très caractéristiques de Villa-Lobos basées sur une certaine représentation de la valse, avec « Impressões Sereisteras » (impressions d’un chanteur de sérénade) extrait du Cycle brésilien et la Valsa da dor (Valse de la douleur). Dans cette dernière, Villa-Lobos tente l’expérience d’intégrer une mélodie à quatre temps dans un rythme ternaire. Ces compositions s’avèrent complexes, tant au niveau rythmique qu’harmonique et possèdent une grandeur tragique. Elles montrent l’importance de ce compositeur dans la musique du vingtième siècle. Alberto Nepomuceno né presque un quart de siècle avant Villa-Lobos adopte évidemment une esthétique totalement différente. Ses quatre Pièces Lyriques Op 13 s’inscrivent par leur forme et leur inspiration (du moins pour les trois premières) dans l’esprit de Grieg, dont il reprend la terminologie, Grieg ayant lui-même composé soixante-six Pièces Lyriques. Pour ces compositions, Alberto Nepomuceno a certainement été influencé par son épouse, elle-même d’origine norvégienne et élève de Grieg. Si les trois premières pièces sont pleines de charme et évocatrices, la surprise provient de la quatrième et dernière pièce intitulée « Galhofeira » qui nous ramène d’une façon extrêmement libre et pétillante aux sources de la musique populaire. Son thème principal est d’ailleurs très proche d’un motif musical utilisé postérieurement dans « Le Bœuf sur le toit » par Darius Milhaud, lui-même passionné par la musique brésilienne.

Cuba est elle aussi la patrie de nombreux compositeurs importants comme Ernesto Lecuona, Léo Brouwer, Carlos Fariñas ou encore Igniacio Cervantes pour ne citer que les plus célèbres. Vittorio Forte, dans son itinéraire musical nous propose deux des six Danses Afro-Cubaines qui témoignent de l’influence africaine dans la musique caraïbéenne. Ces Danses de Lecuona sont parmi les plus représentatives : « La conga de media noche » (la Conga de minuit) utilise une rythmique très particulière, imitant le son d’un tambour africain très fréquemment utilisé dans la musique cubaine, et la Comparsa (la parade) quant-à-elle décrit une procession de carnaval à Cuba, en donnant une illustration musicale de divers instruments typiques, comme les tambours, les maracas et autres percussions.

Bien que se trouvant sur le continent nord-américain à majorité anglophone, le Mexique de langue hispanique est situé sur les terres jadis occupées par les Aztèques et les Mayas. Ce pays a subi les mêmes influences ibériques que l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud. Il est donc logique que la musique mexicaine possède de nombreuses caractéristiques communes avec toute la partie latino-américaine du continent. Là encore, on ressent les influences espagnoles et africaines dans la riche culture du pays. Pourtant, lorsqu’on évoque la musique latino-américaine, la musique mexicaine est rarement citée alors que les compositeurs sont nombreux, et leurs œuvres de grande qualité. Compte tenu de l’histoire mouvementée du pays, beaucoup de compositeurs mexicains vont puiser dans les chants et danses populaires aux accents nationalistes (Carlos Chávez, Silvestre Revueltas, Armando Montiel-Olvera…) alors que certains autres comme José Pablo Moncayo ou Eduardo Moncada adopteront des langages plus modernistes, usant de polyrythmies et de polytonalités. Parmi tous ces compositeurs, Alberto Ponce est certainement le plus célèbre. Il exploite les racines populaires de son pays dans sa première Rapsodia mexicana où l’on retrouve, comme le précise Vittorio Forte, plusieurs danses ancestrales dont le Jarabé tapatio mais aussi la danza del sombrero (la danse du chapeau) qui sont traitées dans un style rhapsodique aux moyens techniques très développés à la manière d’un Liszt, ce qui sied parfaitement à la virtuosité de notre interprète.

Les autres pays du continent sud-américain semblent a priori moins féconds sur le plan musical. Pourtant, ces pays recèlent aussi des musiques particulièrement marquantes. Pour nous le prouver, Vittorio Forte a retenu deux exemples particulièrement éloquents avec tout d’abord le Chili. Certes, le pays natal du grand Claudio Arrau ne possède pas de danse ou de musique typiquement nationale. Tourné vers l’univers maritime, le Chili n’a jamais trop fait parler de lui sur le plan musical et pourtant, grâce à Vittorio Forte nous découvrons ici une œuvre du compositeur Alfonso Leng : « Doloras - poemas para piano », une suite constituée de cinq brefs mouvements au climat douloureux et abattu. Inspiré par le poète chilien Pedro Prado, Alfonso Leng crée une œuvre particulièrement expressive qui adopte des tempi particulièrement lents, véhiculant une grande mélancolie. Comme l’indique fort justement Vittorio Forte à propos d’Alfonso Leng : « Ce qui touche, c’est la sincérité d’un compositeur qui n’a aucun mal à traduire musicalement ce qu’il ressent de plus intime ». Alfonso Leng, qui était dentiste de profession n’était pas par conséquent un compositeur traditionnel vivant de son art. Cela explique certainement pourquoi son œuvre est restée confidentielle malgré sa qualité indéniable.

Le second exemple donné par Vittorio Forte nous vient cette fois de Colombie. Là encore nous retrouvons ce riche métissage culturel alliant les racines autochtones aux influences africaines et européennes. Le Vallenato qui est devenu la musique nationale de la Colombie reprend ce riche héritage. Vittorio Forte interprète deux pièces de Luis Antonio Calvo, le plus emblématique compositeur colombien. Ce dernier a mené une vie difficile car, après de brillantes études musicales, il embrassa une carrière militaire qu’il dut abandonner en 1916, car il était atteint par la lèpre. Il passera une longue partie de sa vie au sein de la léproserie d’Agua de Dios où il composera la majorité de son œuvre. Calvo a composé dans ces lieux sinistres des musiques qui sont au contraire enjouées et élégantes à la manière des pièces de salon. Vittorio Forte nous propose deux pièces de Calvo basées sur des rythmes de danses avec son deuxième intermezzo « Lejano azul » à l’allure d’un bolero, et « Malvaloca », une habañera, à la fois tendre et mélancolique.

Ce disque magnifiquement interprété et enregistré, fait découvrir à l’auditeur des musiques rares et souvent dépaysantes, son texte (une interview de Vittorio Forte) est très informatif. Cependant ce CD présente un inconvénient qui est bien éloigné de toute considération musicale : Il cherche au sens littéral du terme « à nous en mettre plein la vue ! ». Si la pochette utilise des couleurs vives (orange fluo) encadrant la photo de Vittorio Forte qui attirent l’œil, c’est à la fois original et un bon argument pour capter l’attention du public. Malheureusement, le texte de la jaquette est imprimé selon une charte graphique semblable rendant les textes presque illisibles à cause de la juxtaposition de couleurs inappropriées (bleu pâle sur fond blanc, où l’inverse pour nos amis anglophones, ou encore bleu ciel sur fond orange). Bien évidemment il ne faut pas juger ce disque splendide à ce détail mineur, et il est préférable d’écouter sans modération ces musiques si habitées et formidablement interprétées.

Son : 9,5 - Livret : 7,5 - Répertoire : 9 - Interprétation : 10

Jean-Noël Régnier  

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