Carl Loewe et le destin tragique du théologien tchèque Jan Hus

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Carl Loewe (1796-1869) : Jan Hus, oratorio pour soli, chœur et orchestre, op. 82. Monika Mauch, soprano ; Ulrike Malotta, mezzosoprano ; Georg Poplutz, ténor ; Dominik Wörner, baryton ; Arcis-Vocalisten München ; Barockorchester L’Arpa festante, direction Thomas Gropper. 2022. Notice en allemand et en anglais. Textes de l’oratorio exclusivement en allemand. 93’ 15’’. Un album de deux CD Oehms OC 1720-2

Il serait injuste de limiter Carl Loewe à ses plus de quatre cents lieder et ballades que le label CPO a illustrés sous la forme d’une intégrale de 21 CD, gravée entre 1994 et 2003 et rassemblée en un coffret en 2009, chaque volume étant confié à une voix différente, le pianiste Cord Garben assurant l’unité pianistique. Des grands noms du chant ont aussi servi Loewe avec bonheur, pour diverses marques, dans des récitals ; on citera, liste non limitative, Dietrich Fischer-Dieskau, Hermann Prey, Karl Ridderbusch, Josef Greindl, Thomas Quasthoff, Brigitte Fassbaender, Elisabeth Schwarzkopf, Edith Mathis… Loewe est à la tête d’une plus large production où l’on distingue six opéras, deux concertos pour piano (Koch ou Pentatone), deux symphonies, de la musique de chambre et des sonates pour piano (chaque fois chez CPO), des pièces pour orgue (Querstand) et 17 oratorios. Ce dernier volet est sans doute le moins fréquenté, même si le label Oehms a déjà proposé en 2019, par les interprètes d’aujourd’hui, Das Sühnopfer des neuen Bundes (Le Sacrifice de la nouvelle Alliance), qui date de 1847 et est inscrit aussi au catalogue de Naxos depuis 2006. C’est donc avec une vraie curiosité que l’on découvre le présent album consacré à Jan Hus, une figure historique. L’oratorio a été créé en 1842 à la Berliner Singakademie.

Natif de Löbejün, fils d’un instituteur qui fut aussi cantor, Carl Loewe étudie la musique dès ses douze ans à quinze kilomètres de chez lui, à Halle ; il est remarqué par Jérôme Bonaparte qui lui octroie une pension jusqu’en 1813. Il apprendra aussi la théologie à l’université. Influencé par Zelter, il rencontre Weber et Goethe et commence à composer de multiples ballades. Dès 1820, et pour une période de quarante ans, il devient directeur musical et organiste à Stettin, ancienne capitale du duché de Poméranie, aujourd’hui polonaise, et enseigne, ce qui ne l’empêche pas de voyager dans toute l’Europe, notamment à Vienne, Londres et à Paris. Il doit interrompre ses activités en 1864, suite à un accident vasculaire cérébral, et se retire à Kiel, où il décède. L’oratorio Jan Hus, une première discographique, est composé d’après un livret de Johann August Zeune (1778-1853), germaniste reconnu, qui a créé la première école pour aveugles en Allemagne et était apprécié par Robert Schumann. 

La figure de Jan Hus (1369/72-1415) est importante dans l’histoire tchèque, qui le célèbre encore comme un héros national en lui réservant un jour férié le 6 juillet de chaque année. Ce théologien, universitaire et réformateur, né dans une famille pauvre en Bohême, ordonné prêtre en 1401, devenu professeur, puis recteur de l’Université de Prague en 1409, a voulu réformer l’église catholique romaine en la rendant plus apostolique et plus attentive aux démunis. Il a été influencé par le théologien anglais John Wyclif (vers 1330-1384) qui prônait la désobéissance envers la hiérarchie et est considéré comme un précurseur de la réforme protestante. Jan Hus a été excommunié, a tenté de défendre ses conceptions lors du concile de Constance, mais, condamné à mort pour hérésie, a été brûlé vif dans la même localité le 6 juillet 1415. C’est son parcours que raconte l’oratorio de Carl Loewe, dans lequel évoluent plusieurs personnages. 

Dans la première partie, solennellement inaugurée par l’orchestre, vite suivi du chœur, qui évoque les affinités de Jan Hus avec le peuple et la nature et sa carrière d’enseignant, un messager, proche du théologien, vient lui apporter à Prague sa convocation à Constance. Ce messager, Hieronymus, y voit un signe de mort, alors que Jan Hus demeure calme. Le peuple lui renouvelle son attachement. Une seconde scène a lieu au château de Prague, chez le roi Wenceslas IV et son épouse Sofia ; celle-ci s’inquiète pour le théologien, qui est son confesseur, tandis que le souverain reproche à Jan Hus de s’être laissé influencer par l’Anglais Wyclif et le met en garde. L’alternance des chœurs et des récitatifs ponctue ces trente minutes d’une belle inspiration musicale, avec des passages dramatiques qui ont un caractère qui rappelle les ballades mais aussi la scène, en particulier lors du trio final à portée symbolique : le roi représente l’espoir, la reine la foi et Jan Hus la charité.

La deuxième partie évoque le voyage de Jan Hus vers Constance, en compagnie du chevalier Johann de Chlum et de quelques amis. Dans la forêt de Bohême, la troupe rencontre des gitans dont ils admirent la liberté et la solidarité. Le choral Gott ist mein Trost und Zuversicht est de toute beauté. Un épisode est réservé à une suspicion de lait empoisonné par un berger, mais celui-ci veut en fait montrer sa gratitude au théologien pour un sermon entendu. Des allusions à des psaumes nourrissent le texte (hélas accessible dans le livret aux seuls germanophones). La troisième partie, qui règle le sort du héros, débute au château de Constance, où l’empereur Sigismond Ier parle de la personnalité controversée de Jan Hus et estime qu’il doit être condamné s’il ne se rétracte pas. Son épouse Barbara fait part d’un songe au cours duquel elle a vu le théologien et « ses yeux comme un miroir de l’âme » (sublime aria Augen sind der Seele treuer Spiegel; elle rappelle à son mari la promesse d’accorder à Jan Hus un sauf-conduit. Mais la machine infernale des autorités religieuses, réunies en concile, est en marche. Jan Hus obtient l’autorisation de se défendre contre les 39 chefs d’accusation qui l’accablent, mais le verdict est déjà décidé, confirmé par l’empereur. Il fait la preuve de son courage dans un solo avec les paroles du psaume 73 (Israel had dennoch Gott zum Trost, wer nur reines Herzens ist), suivi d’un choral-prière, le tout dans une intensité vocale très prenante. Luther, dont Jan Hus préfigure l’action, est présent en filigrane. L’œuvre se termine par la mise à mort sur le bûcher, le chœur des Flammengeister et l’affirmation de la liberté de l’esprit.

Dans cette fresque orchestrée avec finesse mais aussi avec faste (la troisième partie est grandiose), on pense souvent aux atmosphères mendelssohniennes, Loewe ayant la même capacité de manier avec efficacité les ensembles que les airs solistes. Cet oratorio prend souvent une dimension opératique, ce qui en augmente l’intérêt. Le plateau vocal est de qualité. Le ténor Georg Poplutz, voix claire, belle projection, dégage une réelle expressivité dans le rôle de Jan Hus. La soprano Monika Mauch incarne avec émotion les deux reines fascinées par le théologien, la mezzo Ulrike Malotta est une gitane passionnée. Quant à la basse Dominik Wôrner, six rôles secondaires lui sont réservés, dont ceux de l’ami de Jan Hus et de deux évêques. Il se glisse aisément dans chacun d’entre eux. Mais c’est la prestation chorale qui domine l’oratorio. Elle émane de l’ensemble Arcis-Vocalisten München, fondé en 2005 par Thomas Gropper, qui est aussi baryton (il s’est réservé le bref rôle du berger) et s’est produit notamment dans des opéras de Mozart. À la tête d’un Arpa festante lumineux, il offre à cette partition, enregistrée du 12 au 16 octobre 2022 dans la Himmelfahrtskirche de München-Sendling, une mise à disposition qui s’imposait. La connaissance de Carl Loewe s’en trouve enrichie. Il faut espérer que d’autres esprits curieux se pencheront sur la quinzaine d’oratorios qui restent à découvrir.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

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