Impeccable et captivante révélation de l’œuvre pour clavier de J.C.F. Bach

par

Johann Christoph Friedrich Bach (1732-1795) : Sonates II en la majeur BR A 14, III en fa majeur BR A 18, I en ut majeur BR A 3, en ré majeur BR A 13 ; Fugue en fa majeur BR A inc.5 ; Sonatina en la mineur BR A 12/1 ; Solfeggio en ré majeur BR A 108 ; Polonaise en sol majeur BR A 109 ; Angloise en sol majeur BR A 67 ; Allegretto con XVIII Variazioni en sol majeur sur « Ah, vous dirai-je Maman ». Jermaine Sprosse, pianoforte. Juillet 2022. Livret en allemand, anglais (+ en français, accessible sur internet par code QR). TT 79’20. Prospero PROSP 0026

La carrière du troisième fils musicien de Johann Sebastian Bach est assez simple à retracer, dans la mesure où dès ses dix-sept ans il rejoignit la Cour du Comte Guillaume de Schaumbourg-Lippe, qu’il ne quitta guère, sauf pour visiter son frère Johann Christian installé à Londres. Outre le prestigieux patronyme, sa notoriété survit grâce à un catalogue de cantates, d’oratorios, de symphonies, et de musique de chambre. Et moindrement de clavier, dont il fut pourtant un virtuose, -le plus habile de la fratrie si l’on en croit Johann Nikolaus Forkel (1749-1818). Au point qu’on se demande pourquoi ce corpus a si peu intéressé la discographie. On ne se souvient pas qu’un album lui fût déjà entièrement consacré. Hormis la dernière plage (Allegretto con XVIII Variazioni), le présent CD n’inclut que des œuvres enregistrées pour la première fois. Elles datent de la maturité, alors que Wolfgang Amadeus Mozart et Joseph Haydn écrivaient leurs ultimes sonates et parangonnaient le genre, quand le XVIIIe siècle allait tirer sa révérence.

Celles de Johann Christoph Friedrich s’inscrivent dans une esthétique tendue entre cantabile, clarté formelle, et l’influence nord-allemande telle que l’incarna l’aîné Carl Philipp Emanuel, où s’exprime la sensibilité du Galanter Stil. Bref un territoire entre contrastes du Sturm und Drang et aspiration au Classicisme. Voire un certain émoi préromantique dans l’Andante en la mineur (plage 2) ou la Sonatina, tandis que le véhément Larghetto sostenuto en ré mineur (plage 15) semble plus emprunté voire archaïque. Ces deux ambitieuses sonates appartiennent au même lot édité en 1789 et, avoisinant chacune le quart d’heure, sont les plus développées des quatre que le programme a sélectionnées. Celle en ut majeur, aux intentions probablement didactiques, apparaît techniquement moins exigeante. Saturé de malice et d’esprit, le Rondo plage 16 pourrait toutefois jaillir de la plume du compositeur de la symphonie « La Surprise ».

Si l’on ne devait retenir qu’un seul exemple des incessantes capacités d’animation de Jermaine Sprosse, on citerait l’Allegro moderato qui ouvre la sonate en fa majeur : l’art des hiatus, de l’agogique, des fluctuations de débit émoustillent un étonnant, un insaisissable carrousel d’humeurs. Cette œuvre est précédée par une brève Fugue de jeunesse, qui suit une Fantaisie imaginée par l’interprète lui-même, dans l’esprit d’une improvisation, libérant les étouffoirs et la résonance harmonique. Tout au long de ce récital, l’inspiration conduit à opter pour des reprises ingénieusement variées, à ajouter ici une cadenza, là une coda. Ainsi en conclusion de la galerie de Variations sur la célèbre comptine Ah, vous dirai-je Maman, terminant judicieusement sur un panier de gourmandises. 

Au terme de cette heure vingt, comment résister aux phrasés si agiles et éloquents de Jermaine Sprosse ? Lesquels transfigurent ces pièces qu’on prend honte d’avoir si longtemps méconnues, et qui sont ici servies par un enthousiasme contagieux. Tantôt intimement habités tantôt fiévreusement emportés (mais impeccablement domptés !), les tempos ne laissent jamais l’attention vagabonder. Précis, savoureux et charnu, l’instrument (un Haselmann de c1805) achève de rafler le plus vif intérêt envers ce copieux florilège. Auteur de l’érudite notice, Jermaine Sprosse allie une profonde connaissance du contexte et du langage de ces œuvres avec une exécution d’évidence intensément mûrie et travaillée.

On ne peut que saluer ce complet aboutissement. « Im Dienste Des Königs » autour de CPE Bach (Klangogo, 2009), « Der Clavierpoet » (DHM, 2017) autour du rare Friedrich Wilhelm Rust (1739-1796) : après ses deux précédents CD qui exploraient les mêmes parages esthétiques, l’ancien élève de la Schola Cantorum de Bâle et désormais professeur au Conservatoire de Lyon signe non seulement une magistrale réhabilitation de l’œuvre pour clavier du « Bach de Bückeburg », mais aussi un des plus captivants disques de pianoforte qu’on ait entendu ces dernières années. La superbe captation sonore magnifie cette découverte. Bref rien ne démérite, tout justifie le compliment et la gratitude envers ce témoignage qui va faire référence, –gageons, pour longtemps.

Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

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