Ivan Ilić, à propos de Joseph Jongen 

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C’est un événement majeur dans le domaine du patrimoine musical belge  : le pianiste Ivan Ilić fait paraître, chez Chandos, un album intégralement consacré à des œuvres pour piano de Joseph Jongen, l’un des plus grands compositeurs belges. Alors que cet enregistrement contribuera sans nulle doute à la reconnaissance internationale de ces chefs d'œuvre, Crescendo Magazine échange avec ce brillant musicien, infatigable explorateur du répertoire.  

Vous faites paraître un nouvel enregistrement consacré à des œuvres pour piano solo du compositeur belge Joseph Jongen. Qu'est-ce qui vous a conduit à ce choix qui sort des sentiers battus ?

J'ai découvert Jongen par hasard, en faisant des recherches sur les compositeurs anglais du début du XXe siècle. C'était pendant la pandémie, alors que j'écoutais beaucoup de musique, et j'ai immédiatement contacté la bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles pour essayer d'obtenir les partitions. Mais les échanges étaient un peu long ! C'était donc frustrant, au début, mais cela m'a poussé à vouloir encore plus les partitions. 

Une fois que j'ai eu les partitions, j'ai eu l'impression que toute la musique que j'avais jouée auparavant -en particulier la musique française- m'a donné les outils nécessaires pour donner vie à la musique de Jongen, tout naturellement. 

Apprendre la musique lentement, écouter ses inflexions harmoniques subtiles, c'était comme goûter un nouveau fruit merveilleux. 

Quelle est pour vous la place de Jongen dans l'histoire de la musique ?

Jongen a écrit une musique finement travaillée dans un style qui commençait à perdre de sa popularité de son vivant : la musique "impressionniste". Mais ses œuvres comme l'Opus 69 sont parmi les plus belles pièces que je connaisse dans ce style. 

C'est une figure déroutante parce qu'il était aussi un professeur de contrepoint, et qu'il était l'un des seuls compositeurs à maîtriser absolument les deux styles. Je suis convaincu que s'il était français et non belge, il serait beaucoup plus joué et enregistré, et sa musique serait étudiée par des dizaines de milliers d'étudiants. 

Et bien sûr, s'il avait écrit certains de ces morceaux 30 ans plus tôt, il serait salué comme un génie.  Au lieu de cela, il est presque complètement oublié en dehors de la Belgique. 

Je ne me prononcerais pas sur sa place dans l'histoire de la musique, mais je dirais que sa musique a eu un impact profond sur moi. 

Qu'est-ce qui vous a motivé à enregistrer spécifiquement ces "Préludes" et "petits préludes" ? Y a-t-il une filiation stylistique avec ceux de Debussy ?

J'ai eu un premier coup de cœur pour l'un des Préludes de l'Opus 69 intitulé “Nostalgique”, où le fa dièse répété rappelle Le Gibet de Ravel.  

Au-delà de cette référence superficielle, le morceau est plus Ravel que Debussy car les harmonies sont plus "épaisses", plus comprimées, avec des dissonances plus empilées. Chez Debussy, les accords ont tendance à être plus espacés, avec une sensation d'espace et d'air. 

Gérer les équilibres dans les accords, c'est comme essayer de trouver le bon assaisonnement quand on cuisine. Cela demande beaucoup de pratique, et vous n'y arrivez presque jamais. Cela change également de façon marquée d'un piano à l'autre. Jouer du Jongen vous fait prendre conscience de la qualité du piano sur lequel vous jouez, quels registres sonnent bien, lesquels ne sonnent pas bien. J'ai développé une obsession pour “Nostalgique”, avant d'apprendre les autres Préludes de l'Opus 69, qui semblent spirituellement proches des Etudes de Debussy et peut-être des passages des Miroirs de Ravel.

Les Petits Préludes peuvent, à première vue, sembler être des "œuvres mineures", mais pour moi, ils sont probablement encore plus intéressants, en raison de la façon dont Jongen distille tant de musique en seulement une ou deux minutes, et de la façon dont il franchit les frontières stylistiques avec une telle fluidité. Certains morceaux ressemblent à Jean-Sébastien Bach, à Fauré, à Poulenc, à Scarlatti, à Rachmaninov... C'est tellement éclectique et cela ne peut avoir été écrit que par Jongen, au milieu du 20e siècle.

En Belgique, Jongen est souvent associé à une dimension "coloriste" de la musique, pas si éloignée d'une tradition française. Cette dimension coloriste se retrouve-t-elle dans sa musique pour piano ?

Absolument, et les couleurs du piano et de l'acoustique déterminent probablement 70% de la "palette" avec laquelle vous devez "peindre". Mais il y a tellement plus que les couleurs, et c'est ce qui rend la chose si passionnante. Le contrepoint de chaque pièce est élaboré avec tant de soin. 

Erik Satie a écrit des pièces d'une puissance étonnante au début de sa vie, puis il est allé à l'école pour étudier le contrepoint et "apprendre à devenir un vrai compositeur". Nombre de ses œuvres ultérieures sont dignes d'intérêt, mais je ne suis pas sûr qu'il ait jamais trouvé la même inspiration qu'avant. 

Jongen, parce qu'il a été organiste à ses débuts, a abordé le style impressionniste en ayant déjà assimilé le contrepoint et, dans ce sens, il a réussi une synthèse qui a échappé à Satie. 

Avez-vous l'intention d'enregistrer l'intégralité de la musique pour piano de Joseph Jongen ?  

C'est tentant, mais j'ai décidé d'enregistrer d'abord un album, d'évaluer la réaction, puis de décider éventuellement de poursuivre. Il y a beaucoup d'œuvres magnifiques de Jongen que je n'ai pas pu faire tenir sur ce seul disque, et il y a deux pièces pour piano et orchestre. Le label Chandos me soutiendra si je décide de continuer.

Votre discographie est très éclectique et présente un large choix de répertoire qui témoigne d'une grande curiosité. Qu'est-ce qui vous motive à enregistrer des compositeurs et des œuvres qui sortent des sentiers battus ? 

Dans le cadre d'un concert, il y a une pression pour se conformer à la programmation traditionnelle. Sinon, le public ne vient pas. Mais pour les musiciens classiques, les albums n'ont plus grand-chose à voir avec le commerce : il s'agit de faire une déclaration, de dire ce qui est important pour vous, en tant que musicien.

Pour moi, la chose la plus importante est le partage. À quoi bon trouver de la musique fascinante et négligée si on ne peut pas la partager avec le monde ?

Et dans ce contexte, la reproduction numérique devient un vecteur de partage avec le monde entier simultanément. Qu'est-ce qui pourrait être plus excitant ?

Le site de Ivan Ilić :  www.ivancdg.com

  • A écouter :

Joseph Jongen: 13 Préludes, Op.69 ;  24 Petits Préludes dans tous les tons, Op.116. Ivan Ilić, piano. Chandos. CHAN 20264.

 

 

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : DR

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