La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt dans sa rare version originale de 1907

par

Florent Schmitt (1870-1958) : La Tragédie de Salomé, version de 1907 ; Fabien Touchard (°1985) : Loïe. Marie Laforge, flûte ; Sandrine Buendia, soprano ; Les Apaches!, direction Julien Masmondet. 2021. Notice en français et en anglais. 65’ 00’’. B Records LBM 049.

Les années 1906 et 1907 sont des tournants dans la carrière de Florent Schmitt. Après la sensation provoquée par son monumental Psaume XLVII, composé en 1904 et créé au Conservatoire de Paris en décembre 1906, le compositeur, qui a été l’élève de Massenet et de Fauré, est sollicité par le directeur du Théâtre des Arts, Robert d’Humières (1868-1915), ami de Proust, Oscar Wilde, Ravel et Strawinsky et traducteur de Kipling, pour un drame en deux actes et sept tableaux dont le sujet est La Tragédie de Salomé. Une version pour petit ensemble est donnée le 9 novembre 1907, dans la salle intimiste du théâtre, par les ballets de la danseuse américaine Loïe Fuller (1862-1928), connue pour l’utilisation intensive de voiles et ce que l’on a nommé la danse serpentine. Trois ans plus tard, Schmitt tire de l’œuvre une suite symphonique du même titre que crée Gabriel Pierné en 1911 ; sa splendeur orchestrale va supplanter la mouture originale. Paray ou Dervaux s’y sont notamment illustrés, Jean Martinon en a laissé une gravure flamboyante (Warner).

La version originale pour petit ensemble de La Tragédie de Salomé ne connaît qu’une discographie des plus réduites. Patrick Davin l’a enregistrée avec l’Orchestre de Rhénanie-Palatinat pour le label Marco Polo en 1993 (réédition Naxos 8.550895). C’est donc avec grand intérêt que l’on en découvre une gravure actuelle, réalisée en public à Paris les 10 et 11 décembre 2021 au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet. La commande de Robert d’Humières à Florent Schmitt était destinée à accompagner une pantomime, six mois après la création parisienne de l’opéra Salomé de Richard Strauss. En utilisant pour base thématique six danses : danse des perles, du paon, des serpents, de l’acier, des éclairs et de l’effroi (il n’y en aura plus que trois dans la suite de 1910), Schmitt concentre l’action sur l’héroïne qui, dans le cas présent imaginé par d’Humières, est en réalité une victime de la concupiscence de Hérode et de l’obéissance à Hérodiade, sa mère. Le ballet connaît un grand succès à sa création et connaîtra une cinquantaine de représentations.

Florent Schmitt a dû se conformer aux exigences de la dimension de la fosse du Théâtre des Arts pour sa formation, limitée à vingt instrumentistes : un quintette à cordes, une harpe, une flûte piccolo, un hautbois, une clarinette, un basson, une trompette, deux cors, deux trombones, une abondante percussion (timbales, tam-tam, grosse caisse, tambour de basque et triangle), et à une voix derrière la scène. La musique est subtile, pleine de contrastes et riche en diversité sonore, alternant des passages de douceur et de violence, plongeant l’auditeur dans une atmosphère aux accents hypnotiques et orientalisants. On est dans l’esprit de la musique de chambre, avec une mise en valeur de chaque instrument au fil de l’action, qui souligne aussi la complexité d’Hérode et de la mère de Salomé. Une voix éthérée de soprano en apesanteur, en quatorzième plage, crée un effet de mystère.

On est frappé aussi par la modernité qui se dégage de la partition et par la densité de son propos. Cette constatation a amené Julien Masmondet, le directeur artistique des Apaches, ensemble fondé en 2018 et dont le nom est un rappel du groupe artistique de musiciens et de peintres réunis autour de Ravel au début du XXe siècle, à faire appel au compositeur et pianiste Fabien Touchard, qui a rejoint Les Apaches dès leur constitution, pour un hommage autour de la danseuse créatrice de 1907. Dans la notice, Touchard explique que sa Loïe a été inspirée par un texte extrait des brouillons d’Hérodiade de Stéphane Mallarmé. Celui-ci a consacré à Loïe, qui plaisait aux symbolistes, un écrit en 1893. Grâce au présent album, l’auditeur peut avoir une idée de l’ambiance qui a présidé à la séance d’enregistrement : le public a été accueilli par ce que Touchard appelle un dispositif immersif, à savoir une bande électroacoustique, ici écourtée. On lira d’autres détails dans la notice. La bonne dizaine de minutes de l’apport de Touchard consiste en un diptyque : un bref prologue pour flûte et électroacoustique, suivi d’une pièce orchestrale qui est une transposition musicale de ces courts films muets représentant Loïe Fuller ou ses épigones. On y ressent la présence d’une Salomé virtuelle du XXIe siècle par le côté virevoltant et ondulant d’une musique fluide, avec des couleurs de cordes qui, en retrouvant l’esprit de la partition de Florent Schmitt, esquissent et préparent en quelque sorte l’entrée dans son univers dramatique. Une belle initiative de rapprochement de deux mondes, à cent ans de distance.

Les instrumentistes des Apaches et leur directeur musical Julien Masmondet servent la partition de Schmitt avec le souci de donner à chaque intervention la qualité qui lui convient en termes de finesse et de vivacité. Ils donnent une nouvelle vie, très soignée, à cette écriture qui a précédé la suite symphonique bien connue. Marie Laforge, à la flûte, et la soprano Sandrine Buendia sont sans reproche. On regrettera toutefois le fait que la gravure en public souffre d’un niveau sonore trop faible. Il faut augmenter le volume pour saisir toute l’essence de ce retour aux sources.

Son : 7,5  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix   

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