Lars Vogt et le piano de Leoš Janáček, une rencontre si évidente 

par

Leoš Janáček (1854-1928) : Sonate 1.X.1905 ; Dans les brumes ; Sur un sentier recouvert. Lars Vogt, piano. 2016 (Dans les brumes) et 2019. Notice en anglais et en allemand. 70.52. Ondine ODE 1382-2

 

 

Après s’être consacré à Mozart, Beethoven, Schumann, Brahms, Grieg, Tchaïkovski, Rachmaninov ou Lutoslawski, pour ne citer que quelques compositeurs au sein de son vaste répertoire, le virtuose allemand Lars Vogt (°1970) se penche sur l’œuvre pianistique de Leoš Janáček, qui ne compte qu’un nombre restreint de partitions dans le domaine. L’originalité et la qualité de ces dernières fait regretter que le musicien morave n’ait pas plus enrichi la littérature du piano. Ce CD Ondine regroupe les pièces principales destinées au clavier par ce créateur, magicien de la densité expressive doublée d’une envoûtante poésie.

La Sonate 1.X.1905, écrite cette année-là, s’inspire d’un dramatique événement social au cours duquel un ouvrier fut tué lors d’une manifestation. Prévue en trois mouvements, elle devait être créée en 1906 par Ludmila Tučková mais au dernier moment, le compositeur, qui doutait de sa qualité, déchira les pages de la dernière partie. Un peu plus tard, il fit disparaître ce qu’il restait de l’autographe dans la Moldau. La créatrice avait cependant anticipé cette destruction et en avait recopié le manuscrit à son insu ; en 1924, elle en fit l’aveu à Janáček qui accepta de publier sa sonate incomplète. Le climat global de cette œuvre onirique chargée d’émotion s’inscrit encore dans la ligne d’un romantisme tumultueux. Le premier mouvement, Le Pressentiment, exprime à la fois la peur et le conflit sensible, deux caractéristiques constantes qui sont aussi celles de la production opératique du compositeur. La mélancolie et la violence que l’on y découvre se traduisent en notes grondantes ou empreintes de douleur. La Mort, intitulé du second mouvement, déploie un rythme obsessionnel qui reflète les sensations intérieures du compositeur. Cette partition forte convient parfaitement à Lars Vogt qui en détaille les figures thématiques et les ruptures de ton avec toute l’irréprochable justesse dont il est coutumier.

Le cycle de quinze pièces Sur un sentier recouvert, adjectif que l’on traduit aussi par « broussailleux » à partir de la langue originale, détaille, en une écriture qui s’est étendue sur une période de dix ans (de 1901 à 1911), une série de souvenirs heureux ou malheureux, le plus douloureux étant sans doute celui de la disparition en 1903 d’Olga, la fille du compositeur, à l’âge de 17 ans. Au fil de ces pièces de courte durée, la tendresse, les regrets, la fugacité, l’oubli, le chant d’amour, un lieu de pèlerinage, les bavardages des femmes comparées à des hirondelles, la désolation ou encore le rappel d’une légende fantastique créent un livre d’images aux couleurs variées. Dans une sorte d’improvisation spontanée qui fait penser à des feuillets d’un album engendrant l’amertume de l’écoulement de la vie, Lars Vogt décrit, dans une évocation voilée de pudeur et de respectueux discours, toute l’intimité et toute l’étrangeté d’une âme tourmentée et profondément humaine. Son toucher révèle une poésie qui suggère plus qu’elle ne raconte, au point d’en être à fleur d’âme.

Le programme est complété par les quatre pièces du cycle Dans les brumes de 1912. Résignation et tristesse traversent ces morceaux qui sont le reflet d’une période de remise en question : impression d’indifférence du public, vie affective en déliquescence, prise de conscience de plus en plus nette du temps qui passe… Un Andante au climat qui n’est pas sans rappeler Debussy précède un Molto adagio ample et majestueux. Un délicat Andantino annonce ensuite un Presto aux sonorités complexes, avec des rythmes marqués qui apportent un poids dramatique. Lars Vogt articule tout cela avec une infinie sensibilité, conférant à cet ensemble en forme de portrait confidentiel les traits que reconnaît au compositeur Guy Erismann dans son livre Janáček ou la passion de la vérité (Paris, Seuil, 2007, p. 150) : concret, enraciné, terrien. Il y a chez Lars Vogt une sorte d’évidence qui va  au-delà de la technique pianistique : celle de la sincérité.

D’autres interprètes ont bien servi ces partitions aux beautés sombres. On n’oubliera pas les remarquables versions anciennes de Josef Páleníček ou de Rudolf Firkušný, ni surtout celles d’Ivan Moravec au début des années 1980 (reprises récemment dans un splendide coffret/hommage Supraphon de onze CD + un DVD). Plus récemment, Slávka Pěchočová (Praga Digitals), Zoltán Fejérvári (Piano Classics, Joker découverte) ou Jan Bartoš (Supraphon) en ont donné des versions d’excellent niveau. Abondance de biens ne nuisant pas, on placera parmi les références les plus recommandables celle de Lars Vogt. A noter que les enregistrements ont été effectués à des dates différentes : en mai 2016 pour Dans les brumes, en novembre 2019 pour les autres pages. A trois ans de distance, le virtuose allemand a retrouvé le même degré de conviction et toute la richesse de sa palette sonore. On lira par ailleurs avec intérêt dans la notice quelques réflexions de Lars Vogt sur ces oeuvres dans lesquelles il avoue se reconnaître.

Son : 9    Livret : 9    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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