Passionnante Annie Fischer

par

Franz Schubert (1797-1828) : Sonates pour  piano D. 845 et D.959 ; Robert Schumann (1810-1856): Fantasiestücke, Op. 12, Kreisleriana, Op. 16 ; Frédéric Chopin (1810-1849): Nocturne, Op. 27 N°1. Annie Fischer (piano). 2020-ADD-64’54 et 64’07-Textes de présentation en anglais et hongrois - Hungaroton HCD 32845-46

Si Annie Fischer (1914-1995) fut incontestablement l’une des plus grandes pianistes du XXe siècle, nous ne disposons paradoxalement que d’un nombre réduit de témoignages discographiques de son art. On devrait donc se réjouir de la parution de ces enregistrements inédits, permettant de l’entendre dans des oeuvres majeures de compositeurs dont elle ne nous a laissé que peu de gravures de son vivant. 

L’histoire de l’origine de cette nouvelle parution vaut la peine d’être contée. Son titre, Secrets, renvoie au fait qu’une admiratrice d’Annie Fischer, la physiothérapeute Anna Dévény, non contente de collectionner photos, documents et coupures de presse sur son idole dès les années 1960, commença dès les années 1970 à enregistrer avec un enregistreur à cassettes ITT et à l’insu de l’artiste presque tous les concerts et récitals donnés par cette dernière en Hongrie, accumulant des témoignages particulièrement précieux d’oeuvres que l’artiste n’avait le plus souvent pas officiellement confiées au disque.

Avant d’énumérer les mérites -nombreux- de ce double album, une mise en garde s’impose : si les interprétations de la pianiste hongroise sont de tout premier ordre, on ne peut en dire autant de la qualité sonore des enregistrements qui nous sont offerts ici. En dépit des efforts déployés par l’auteur du livret pour nous persuader du contraire, ils vont du quasi inécoutable au médiocre. Ceci ne devrait pas constituer un écueil pour les admirateurs de l’artiste mais pourrait décourager les amateurs de haute fidélité ou de simple confort auditif.

Les pires moments se situent dans les Fantasiestücke de Schumann. Si Des Abends est marqué par un écho terrible (on a l’impression d’une captation dans une salle de bains), la pire victime est le célèbre Aufschwung dont le début semble joué sur un cymbalum géant, avec des forte abominablement saturés et des basses réduites à des espèces de borborygmes. Le son est abominable aussi dans Ende vom Lied et dans Grillen. Les autres parties du cycle, noyées dans un brouillard sonore, exigent un grand effort d’écoute. Heureusement, les Kreisleriana -enregistrées lors d’un autre concert et restituées dans un son à la fois mat et enrobé d’une espèce de halo- offrent une écoute beaucoup plus confortable. 

Si le Schumann d’Annie Fischer n’a pas la transparence et l’innocence de Kempff ou de Perahia ni les fulgurances de Cortot ou d’Horowitz, il offre, servi par la technique à toute épreuve et le son plein et buriné de l’interprète, cet étonnant mélange de rigueur et de fulgurante imagination si caractéristique de cette grande artiste et que reconnaîtront ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, eurent le privilège de l’entendre en concert. 

Servant ce compositeur si exigeant qui demande de ses interprètes -outre une virtuosité qui va ici de soi- tant de poésie et d’imagination, Fischer excelle dans des Kreisleriana de très grande classe où elle saisit à la perfection la Phantasie schumanienne, ces humeurs changeantes qui vont de l’élan romantique et du tourbillon des mouvements rapides (on pense en particulier au Sehr lebhaft vif-argent que la pianiste pare d’un son pétri comme de la glaise, ou à ce Sehr rasch démoniaque où elle prend tous les risques) à l’authentique et subtile poésie des mouvements lents, comme ce long Sehr innig und nicht zu rasch, véritable kaléidoscope de troublante émotions et de juvéniles élans. 

Comme elle le démontre tout au long des deux sonates, le Schubert d’Annie Fischer -aussi naturellement profond qu’ennemi de la superficielle séduction- est noble, altier, rigoureux, d’une hauteur de vue qui exclut tout charme viennois (ceux qui aiment leur Schubert gemütlich sont priés d’aller voir ailleurs). Dans la Sonate en la mineur D. 845, on sent directement l’autorité de cette grande beethovénienne. Le sommet de l’oeuvre est certainement le mouvement lent, restitué ici dans un son style 78 tours qui ravira les amateurs de vieilles cires, où la pianiste traduit sans le moindre sentimentalisme l’infinie nostalgie de la musique dans une interprétation transcendante où le compositeur semble nous parler depuis l’au-delà.

En dépit du son étouffé et d’un instrument casserolesque, la Grande Sonate en la majeur D. 959 est elle aussi d’un très haut niveau. Si Fischer cherche un peu ses marques dans le premier mouvement (nous sommes après tout au concert), l’Andantino est une merveille. Dans cette espèce de marche funèbre, la pianiste, sans jamais se départir de son exactitude rythmique, nous prend à la gorge et nous fend le coeur. C’est incroyablement poignant. 

Après un Scherzo qui offre une respiration bienvenue, le Rondo final -qui n’est pas ici la course à l’abîme qu’y ont vu certains- signe un retour à une normalité et même à une insouciance obtenues paradoxalement par une concentration qui ne se relâche à aucun moment.

Le deuxième disque -celui consacré à Schumann- se termine par un Nocturne en ut dièse mineur de Chopin absolument fabuleux en dépit, une fois de plus, d’une déplorable acoustique lointaine et réverbérée. C’est un Chopin sombre et grandiose, mâle, fier, sans aucune pâmoison ni brutalité que nous donne ici Annie Fischer, dans une interprétation d’une sensibilité encore plus impressionnante parce que parfaitement maîtrisée. 

Son 3 à 6 - Livret 9 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

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