Prima donna au Festival de Lucerne !

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2016 LUCERNE FESTIVAL SOMMER. Erlebnistag Konzert 1 vom 21. August 2016. Das Chamber Orchestra of Europe unter der Leitung von Mirga Gražinytė-Tyla. Bild: Peter Fischli/ LUCERNE FESTIVAL

Le Festival d’été de Lucerne 2016 se déploie pendant un long mois sur les rives enchanteresses du Lac des quatre cantons. Centré sur la musique symphonique, il propose une multitude d’évènements autour d’une thématique déclinée au fil des concerts : « Prima donna ». Ce thème questionne la place des femmes dans l’art musical. Compositrices, solistes mais aussi cheffes d’orchestre, les femmes occupent une place centrale dans la programmation estivale 2016. Ce sujet de société majeure trouve à Lucerne une caisse de résonance formidable et propose aux publics une palette de découvertes absolument sans communes mesures avec nos saisons de concerts, fortement conservatrices sur cet enjeu !
Le Festival de Lucerne, c’est aussi des points de repères traditionnels. En premier lieu, il y les concerts de l’Orchestre du Festival, (re)fondé par Claudio Abbado et composé des meilleurs musiciens d’Europe, qui accueille cette année son nouveau directeur musical : Riccardo Chailly. En second lieu, la célèbre Académie d’été, unique au monde, centrée sur les musiques du XXe et du XXIe siècle : au fil du festival, les jeunes de l’Académie peuvent ainsi se produire sous les baguettes de chefs comme Matthias Pintscher, Alan Gilbert ou Susanna Mälkki.
Alors que Riccardo Chailly a inauguré l’édition 2016 du festival, au pupitre de son nouvel orchestre, avec la monumentale Symphonie n°8 de Mahler, c’est au tour de Bernard Haitkink de monter à son pupitre pour la toute aussi monumentale Symphonie n°8 de Bruckner. A cette occasion, le chef néerlandais fête ses 50 ans de présence au Festival de Lucerne. Le programme du concert énumère la liste vertigineuse des quarante-sept apparitions suisses du maître hollandais. L’addition du nom de Bernard Haitink à Anton Bruckner est forcément un gage de qualité tant le nom du maestro est lié à l’interprétation des symphonies du maître de Saint Florian. Dans des tempi mesurés, Haitink donne une lecture toute en nuances et en lisibilité de cette symphonie. Ménageant les temps de silence, cette vision impressionne par sa perfection à la fois structurelle et émotionnelle. L’orchestre du festival de Lucerne, galactiques des meilleurs musiciens d’orchestre et solistes, suit parfaitement son chef et on ressent leur intense émotion à jouer sous une telle baguette. La précision des pupitres, les nuances des solistes (en particulier des vents) et la puissance des dynamiques sont sans équivalents aujourd’hui. Un immense triomphe vient saluer ce moment de musique, leçon orchestrale et leçon de direction d’orchestre.
Le Festival de Lucerne ne laisse aucun répit au public avec un concert donné à dix heures du soir par les cuivres de l’orchestre placés sous la direction du chef belge Steven Verhaert. On saluera au passage le panache de ces musiciens, qui après s’être confrontés à la Symphonie n°8 de Bruckner (qui n’est pas tendre avec eux !) offrent une heure trente de pure et jubilatoire virtuosité… Ce voyage musical parcourt les styles de Khatchatourian à Gershwin, en passant par Massenet, Piazzolla et des relectures radicales de Carmen de Bizet et une suite tirée de l’Eventail de Jeanne par Ravel, Ferroud, Roussel, Milhaud et Schmitt. Idole des cuivres en Allemagne, et trompette solo dans l’orchestre du festival de Lucerne, Reinhold Friedrich était le soliste de la tonitruante fantaisie sur Carmen de l’Américain Frank Proto (aux confins de la virtuosité racoleuse et du kitsch) et d’un arrangement jubilatoire (de la main de Steven Verhaert) de la Rhapsody in Blue de Gershwin. La qualité des cuivres lucernois fait de ce concert un agréable moment qui ravit le nombreux public, même pas rebuté par l’heure tardive du concert !
La journée du dimanche était intégralement dédiée au thème « prima donna » avec de multiples concert qui mettaient les femmes à l’honneur. Talent exceptionnel de la direction d’orchestre et nouvelle directrice musicale du City of Birmingham Symphony Orchestra (CBSO), Mirga Gražinytė Tyla avait la rude tâche d’ouvrir cette journée exceptionnelle qui aura fait courir le public, même aux concerts les plus exigeants ! Au pupitre du Chamber Orchestra of Europe, elle proposait une double affiche tel un saut à travers le temps : en ouverture, la compositrice Raminta Šerkšnytė et son De Profundis pour orchestre à cordes, belle partition pour orchestre à cordes, aux tons noirs et dramatique et la symphonie pastorale de Beethoven. On peut imaginer la pression sur les épaules de la cheffe lituanienne de diriger Beethoven au pupitre d’une phalange qui, sous la baguette d’Harnoncourt, a révolutionné l’interprétation de ces œuvres. L’interprétation des symphonies de Beethoven est un sacré défi pour cette jeune génération de musicien qui a été biberonnée avec les relectures d’Harnoncourt et autres chefs issus du monde baroque. Tyla commence son interprétation de manière assez prudente, prenant le temps de laisser dialoguer les musiciens sans trop imposer d’intentions. Au fil de l’œuvre, cette optique de musique de chambre orchestrale séduit pour finalement emporter totalement l’adhésion. Comme il se doit le Chamber Orchestra of Europe est un partenaire exceptionnel avec sa qualité phénoménale des pupitres, sorte de marque déposée de l’excellence ! Au final, on retient de cette interprétation sa logique musicale très « art pour art », loin des baguettes aussi démonstratives que creuses ou brutales (dans l’optique Formule 1 narcissique : « avec mon ego démesuré, je dirige le Beethoven le plus rapide du monde ! »).
Une heure après cette introduction de grande classe, le public changeait de salle pour écouter les jeunes de l’Académie du festival donner un concert de musique contemporaine dirigé par la cheffe et compositrice grecque Konstantia Gourzi. Le programme : Xenakis, Nørgård, Gourzi, Ligeti n’a pas rebuté un public très nombreux malgré son ésotérisme multiculturel et l’heure très apéritive du concert. Parcourant les styles, le la force primitive de Xenakis, au silence quasi mystique de Nørgård, en passant par le geste d’une transe dansé d’un Ligeti, la musicienne galvanise les jeunes de l’Académie du festival. En mémoire de Claudio Abbado et Pierre Boulez, la musicienne offrait la création mondiale de Ny-él, Two Angels in the White Garden pour orchestre, musique méditative et interrogative.
L’après-midi se prolongeait par le concert anniversaire des 60 ans de la présence de l’orchestre Festival Strings Lucerne au festival. Pour ce faire, le programme de démonstration : quatre saisons de Vivaldi et sérénade de Dvořák avec en invitée de prestige la radieuse et charismatique violoniste Arabella Steinbacher. La journée se prolongeait par de multiples concerts dont un bouquet d’artifice final avec le Chamber Orchestra of Europe, dirigé par l’Estonienne Anu Tali avec la bouillonnante Yulianna Avdeeva en soliste.
Pierre-Jean Tribot
Lucerne Festival, du 17 au 21 août 2016

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