Retour aux sources de Scriabine

par

Alexander SCRIABINE (1872 - 1915)
Intégrale des Sonates pour piano
Vladimir Sofronitzky (piano)
2015-DDD-75'22'' + 77'32''-Textes de présentation en anglais et en allemand-Profil Hänssler PH15007

Cet enregistrement représente un réel événement. Car outre les dix sonates de Scriabine jouées par son interprète le plus fidèle, il offre la possibilité d'entendre, en bonus, le fameux Heinrich Neuhaus qui fut à la tête de la génération des interprètes russes inégalés, je pense à Sviatoslav Richter et à Emil Guilels. Le moment de rappeler l'excellent ouvrage du Maître, "L'Art du Piano" paru en 1971 aux Editions Vandevelde et toujours disponible sur Amazon. Sofronitzky, interprète le plus fidèle de Scriabine? Il en fut l'ami intime et puis le gendre. Et "entrer" dans les sonates de Scriabine -dont on célèbre cette année fort discrètement le 100e anniversaire de la mort- c'est... tout un poème!
Revenons un peu sur ce corpus. Alors que les sonates de Brahms et la météorique Sonate de Liszt avaient mis fin au genre dans les années 1850, Scriabine y revient, suivi de peu par Prokofiev. Leurs routes divergent cependant : le premier le mène vers le "Poème", le second la maintient dans sa forme traditionnelle en trois ou quatre mouvements. Scriabine composa d'innombrables pièces pour piano et, parmi celles-ci, dix Sonates, tout au long de sa vie créatrice, ne se consacrant à l'instrument soliste que durant ses quatre dernières années. La Première Sonate, l'opus 6, la plus longue en quatre mouvements, date de 1893 et se clôt sur un long mouvement "Funèbre" annonciateur des heures sombres du compositeur. Dès l'opus 19 qui la suit, la "Sonate Fantaisie" de technique très lisztienne se réduit à deux mouvements qui s'enchaînent. Avec la Troisième, opus 23 de 1898, on rencontre l'imaginaire messianique du compositeur avec pour programme l'"Homme-Dieu", les débuts de cette recherche de traduire en sons les frémissements de la vie, l'analogie universelle au coeur du courant symboliste. La Quatrième Sonate, opus 30 (1903) enchaîne deux mouvements, une Introduction et un Finale, "le vol vers l'étoile, symbole du bonheur" où on rencontre les harmonies wagnériennes de Tristan. La Cinquième Sonate (1907) reprend en exergue des vers du Poème de l'Extase qui lui est contemporain et remplit pleinement la forme de la Sonate Poème en un mouvement avec quelques subdivisions internes dérivées de l'idée lisztienne, mais de dimension beaucoup plus restreinte (environ 12') et aux frontières de l'atonalité. La Sixième Sonate (1911) succédant de peu à Prométhée ne comprend plus d'armure à la clé et fonctionne sur le principe de la gamme par ton et demi-ton, alternant noirceur et moments d'exaltation. La Septième Sonate, "Messe blanche" date de l'année suivante et préfigure le Mystère que méditait le compositeur par l'utilisation de nombreux effets acoustiques, "porteuse d'une joie intense encore beaucoup plus que Prométhée" selon son auteur qui rejoint ici ses ambitions d'absolu universel. La Huitième Sonate (1913) évoque les quatre éléments et l'Ether mythique en de nombreuses répétitions de formules évoquant un univers clos dans lequel "tout se correspond". La Neuvième Sonate (1913), "Messe Noire" a pour programme le cauchemar d'un homme assailli dans son rêve par des forces démoniaques et la dernière, la Dixième est un "Hommage mystique à la Nature et à l'Eros cosmique". Lumière et noirceur se succèdent dans ces derniers opus.
Mais pourquoi rappeler ce parcours ? Parce que l'on devine que pour traduire cet univers symboliste, le compositeur imprime quantité d'intentions, de notations subtiles ("légendaire", "mystérieusement murmuré",...), utilise l'instrument à des fins de sonorismes toujours mouvants comme autant de couleurs. Il n'est pas anodin que peu de pianistes se lancent dans l'aventure. Sofronitzky se moule dans l'univers de son beau-père et suit les rubati de sa pensée. De plus, trois de ces sonates (les 1ère, 2e et 6e) ont été enregistrées sur le piano Bechstein de 1912 au Musée Scriabine de Moscou, là où a vécu le compositeur, sur le piano qui l'a vu jouer et composer. Les autres sonates ont été enregistrées dans la petite et la grande salle du Conservatoire de Moscou et c'est un enregistrement de Richter à l'Opéra Comique de Berlin qui a été retenu pour la 7e Sonate, la Messe blanche. Outre le bonus qui nous fait entendre Heinrich Neuhaus dans les quatres mouvements de la 1ère Sonate en "live" dans la grande salle du Consrvatoire de Moscou en 1951, un second bonus nous donne à entendre la très belle Fantaisie op. 28 par Sofronitzky. Evidemment, le son est d'époque ! Beaucoup d'émotion.
Bernadette Beyne

Son 5 - Livret 8 - Répertoire 10 - Interprétation 10 

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