Heureux retour de la 2e Ecole de Vienne

par

Alban BERG (1885-1935)
Suite lyrique pour quatuor à cordes
Egon WELLESZ (1885-1974)
Sonnets d’Elizabeth Barrett Browning pour soprano et quatuor à cordes
Eric ZEISL (1905-1959)
Komm, süsser Tod pour soprano et quatuor à cordes (arrangement de J. Peter Koene)
Emerson String Quartet, Renée Fleming (soprano)
2015-DDD-56’28-Textes de présentation en français, anglais, allemand-Decca 478 8399

Même si la deuxième école de Vienne a cessé depuis un bon moment déjà d’être la référence absolue (et pour certains, la seule) de ce qui devrait constituer l’avant-garde musicale pure et dure, il est dommage de voir le peu d’intérêt qu’elle soulève actuellement de la part des organisateurs de concerts et des éditeurs discographiques. C’est donc peu dire que cette parution de la Suite lyrique de Berg vient certainement à son heure, d’autant plus que le Quatuor Emerson en donne une version très prenante. Si cet ensemble impressionne très souvent par ses indéniables qualités techniques et l’ampleur quasi-symphonique de ses puissantes sonorités, il ajoute ici dans cette très belle interprétation de la Suite lyrique de Berg une dose d’émotion qu’on ne lui a pas toujours connue. Comme l’explique l’intéressante notice, on se doutait dès la publication de l’oeuvre en 1927 qu’elle renfermait un message caché voire codé, Le philosophe-musicien (et élève de Berg) Theodor Adorno allant jusqu’à la qualifier d’ « opéra latent ». Il fallut plus d’un demi-siècle pour que le mystère soit résolu par George Perle, compositeur américain et spécialiste de Berg, qui découvrit une édition de la partition annotée de la main du compositeur viennois et où ce dernier avait non seulement écrit en toutes lettres le programme que renfermait l’oeuvre, mais mettait également en évidence que Berg avait mis en musique dans le dernier mouvement (Allegro desolato) de la Suite le « De profundis clamavi » tiré des Fleurs du mal de Baudelaire, dans la traduction du poète symboliste allemand Stefan George. Quant à l’intrigue que conte l’oeuvre, c’est celle d’une intense histoire d’amour entre le compositeur et Hanna Fuchs-Robettin, épouse d’un industriel praguois (et par ailleurs soeur de l’écrivain Franz Werfel) qu’il avait connue quand le couple avait hébergé Berg pendant une semaine en 1925. On qualifie volontiers sommairement la musique de Berg de dodécaphonisme à visage humain, et les membres du Quatuor Emerson réussissent à emprunter une heureuse voie médiane entre la mise en valeur de la technique dodécaphonique subtilement utilisée par Berg d’une part, et de l’autre la nature profondément romantique de l’oeuvre (accentuée encore par la révélation de sa genèse, mais aussi par les citations de Tristan et Isolde et de la Symphonie lyrique de Zemlinsky qu’elle comporte). Si la conception générale est assez athlétique et tendue, on appréciera également de très beaux moments de calme suspendu, comme dans le quatrième mouvement Adagio appassionato. De façon générale, les musiciens de l’ensemble new-yorkais ne cèdent jamais à la tentation de l’hystérie: ils donnent à entendre la musique, pas la névrose. Le quatuor Emerson rend aussi très bien le côté bartokien du troisième mouvement Allegro misterioso avec ses mystérieuses musiques nocturnes et grouillement d’insectes qui rappellent irrésistiblement le compositeur hongrois. On pourrait peut-être souhaiter quelque chose de plus vénéneux dans dans le Presto delirando, interprété avec une belle lisibilité. Quant au finale, Largo desolato, il termine l’oeuvre dans une atmosphère véritablement désolée. Le mouvement est ensuite repris avec la participation de Renée Fleming, qui évoque parfaitement le malaise qui sourd du texte de Baudelaire.
Mais ce disque réserve bien d’autres belles surprises, à commencer par les Cinq Sonnets d’Elizabeth Barrett Browning (dans la version allemande de Rainer Maria Rilke). On découvre ici un compositeur de grand talent, fermement enraciné dans la tradition austro-allemande et proche de Mahler et de Bruckner, voire de Richard Strauss (on pense au dernier lied de la série, Mir scheint, das Angesicht des Welt verging in einem andern, dont ce maître du lied et fin connaisseur de la voix de soprano n’irait certainement pas eu à rougir). Réfugié en Angleterre après l’entrée des nazis en Autriche, Wellesz dut dans les années d’après-guerre sa célébrité à ses remarquables recherches et ses nombreuses publications sur la musique byzantine qu’il enseigna à Oxford. Il est sans doute plus que temps de se pencher sur sa musique qui mérite bien mieux que l’oubli où elle est tombée depuis la mort de son auteur en 1974.
Après avoir magnifiquement défendu la cause de Wellesz, Fleming et ses partenaires du Quatuor Emerson terminent cet enregistrement par une rareté (la notice n’en dit absolument rien), une version du Komm, süsser Tod, poème anonyme déjà utilisé par Bach (BWV 478), et mis ici en musique par Eric Zeisl, compositeur juif viennois réfugié aux Etats-Unis, et qui traite ce texte piétiste dans une veine exquisement post-romantique (mais absolument pas larmoyante). Fleming y est tout simplement ensorcelante, et l’on se dit qu’on a rarement vu dépeindre mort aussi réconfortante.
Est-il permis d’espérer pouvoir bientôt entendre les mêmes interprètes dans le Deuxième Quatuor de Schönberg?
Patrice Lieberman

Son 10 - Livret 9 - Répertoire 10 - Interprétation 9

Les commentaires sont clos.