L’Ange de feu de Prokofiev dans la mise en scène romaine d’Emma Dante

par

Serge Prokofiev (1891-1953) : L’Ange de feu, opéra en cinq actes, op. 37. Ewa Vesin (Renata), Leigh Melrose (Ruprecht), Anna Victorova (L’aubergiste), Mairam Sokolova (La diseuse de bonne aventure, La Mère supérieure), Sergey Radchenko (Agrippa de Nettesheim), Andrii Ganchuk (Faust, Le Serviteur), Maxim Paster (Méphistophélès), Goran Juric (L’Inquisiteur), Domingo Pellicola (Jacob Glock), Petr Sokolov (Mathias Wiesmann) ; Chœurs et Orchestre de l’Opéra de Rome, direction Alejo Pérez. 2019. Notice (avec synopsis) en anglais et en italien. Pas de livret. Sous-titres en anglais, allemand, italien, japonais et coréen. 133.00. Un DVD Naxos 2.110663. Aussi disponible en Blu Ray.

L’Ange de feu est une œuvre dérangeante, une ultime tentative pour éradiquer les séquelles de religiosité que Prokofiev enfouit encore dans son subconscient, écrit Michel Dorigné dans la biographie qu’il consacre au compositeur (Paris, Fayard, 1994, p. 267). Prokofiev s’attache ici à des phénomènes extrêmes : la possession démoniaque, le fanatisme, les comportements hystériques ou extatiques, les obsessions, le tout souligné par une musique haletante, à l’irrésistible progression dramatique, ponctuée par des paroxysmes d’écriture. Le contenu se résume facilement. A l’âge de huit ans, Renata a vu Madiel, un « ange de feu », qui la subjugue.  A seize ans, elle lui demande de l’épouser, ce qu’il refuse avec colère, lui affirmant qu’elle le retrouvera sous une forme humaine. Depuis lors, cette image l’obsède. Elle pense qu’il s’est incarné dans la personne du comte Heinrich. Un chevalier, Ruprecht, rencontré dans une auberge, a le malheur de tomber amoureux d’elle et de céder à ses caprices. Il ira jusqu’à provoquer Heinrich, qui lui infligera des blessures, et tentera en vain d’aider sa bien-aimée dont l’ambivalence oscille entre rejet et domination : elle l’aime et le repousse tout à la fois.  Renata finira par se réfugier dans un couvent où, en pleine folie collective, malgré une vaine tentative de Ruprecht pour la sauver, elle sera condamnée au bûcher par l’Inquisiteur. 

L’action se déroule dans l’Allemagne rhénane du XVIe siècle, notamment à Cologne ; elle s’inspire d’une nouvelle de 1907 du poète et dramaturge symboliste Valeri Brioussov (1873-1924), disciple de Baudelaire, Verlaine, Mallarmé et Verhaeren. Prokofiev découvre l’œuvre, l’adapte lui-même et entame l’écriture musicale en 1919 pour la terminer en 1927, trop tard pour que l’opéra soit créé à Berlin au cours de cette saison-là par Bruno Walter. Prokofiev ne verra pas son opéra de son vivant. Serge Koussevitzky en dirige des extraits du deuxième acte à Paris, Salle Pleyel, en juin 1928. Une création scénique a lieu après la mort de Prokofiev, à Venise en 1955 ; deux ans auparavant, la Radiodiffusion française en avait proposé une version de concert. Cette production a fait l’objet d’un enregistrement dans la langue de Voltaire chez Véga, avec Jane Rhodes, déchaînée, et Xavier Depraz dans les rôles de Renata et Ruprecht, sous la direction de Charles Bruck (réédité en CD chez Naxos en 2011). Neeme Järvi en 1991 (DG), puis Valery Gergiev en 1993 (Philips), en feront aussi un enregistrement. Sur le plan scénique, quelques productions ont vu le jour, à Rome en 1966, à la Scala en 1994, à Turin en 2012. Nous gardons le souvenir de celle de la Monnaie en février 2007, proposée dans le contexte d’une ville moderne, écrasante de hauteur et d’indifférence, avec des rues vides et des personnages qui brûlent des livres. La direction de cette version hallucinée, mise en scène par Richard Jones, était assurée par Kazushi Ono, avec Elena Popovskaya en démoniaque Renata et Tomas Tomasson en Ruprecht.

Pour la présente production à Rome en mai 2019, la comédienne, dramaturge et réalisatrice Emma Dante (° 1967), née à Palerme où elle vit, a été chargée de la mise en scène. Elle compte déjà à son actif plusieurs opéras, dont Carmen de Bizet ou La Cenerentola de Rossini, mais aussi Poulenc (La Voix humaine), Henze (Gisela), Mascagni (Cavalleria rusticana), Leoncavallo (Edipo Re) ou Verdi (Macbeth). Pour L’Ange de feu, elle a opté pour ce qu’elle appelle, dans un entretien reproduit dans la notice, un style iconographique d’interprétation. L’ange est, par exemple, joué par un danseur acrobate qui utilise ses jambes plutôt qu’une paire symbolique d’ailes pour voler : dans une sorte de dynamisme inversé, il a sa propre manière de se mouvoir en toute liberté - la terre est son paradis. Emma Dante est connue pour insuffler du rythme à ses mises en scène. Cette intensité revêt ici une dimension de première importance. Lorsqu’elle signale qu’au-delà des paramètres de temps et de lieu, il n’y a pas de cadre historique particulier, elle est en contradiction avec ce que l’on voit, car Emma Dante fait se dérouler l’action dans un contexte proche du XVIe siècle, avec un décor ingénieux dont l’espace qui remplit tout le fond de scène fait penser aux Catacombes des Capucins de Palerme, où des niches abritent des corps momifiés. Qu’il s’agisse des auberges des Acte I et IV, de la somptueuse librairie de l’acte II, de la cathédrale inachevée devant laquelle Ruprecht est blessé à l’acte III ou du couvent orgiaque de l’Acte V, ce dispositif impressionnant est utilisé avec un art consommé de la dramatisation. Que les niches soient occupées par des figures démentes, qu’elles soient vides ou peuplées de personnages qui s’en détachent ou de squelettes figés au cours de l’extraordinaire acte V, l’impact visuel est garanti. 

Renforcés par cette grandeur monumentale, la partition et son déroulement subjuguent par une force d’envoûtement, de domination et de séduction qui font participer le spectateur à l’action avec un certain effarement. Car on est pris dans un tourbillon qui ne cesse de croître tout au long des deux bonnes heures de visionnement. Tourbillon des costumes vivement colorés (de Vanessa Sannino), tourbillon des déplacements chorégraphiés avec précision, tourbillon des sentiments exacerbés, de la démence concrète et de l’effrayante maladie mentale qui ronge Renata. Plongé dans un univers fanatique, le récit dépasse le simple cadre de l’hystérie et de la sorcellerie, réprimée par l’Inquisition, pour entrer dans l’espace d’un expressionnisme exacerbé par une partition délirante, aux accents dramatiquement tendus. Pourtant l’ironie n’en est pas absente, et elle mène même à l’absurde. A l’acte IV, dans l’auberge où se trouvent Renata et Ruprecht, apparaissent de façon incongrument hilarante Faust et Méphistophélès. Lorsqu’ils sont attablés, le second nommé terrorise le garçon de l’auberge, qu’il mange tout cru avant de le rendre, sorti de la poubelle, à son patron implorant. Une scène d’une loufoquerie absolue, menée ici avec un sens parfait du dérisoire imaginaire.

Il faudrait avoir le temps de citer tous les moments d’anthologie ici proposés. L’acte II en est une belle illustration. Dans une librairie au sein de laquelle s’accumulent les ouvrages les plus hétéroclites de l’époque, le bibliothécaire Jacob Glock met à la disposition de Renata, en quête de magie, des ouvrages de cabalistique. Par le biais de sortilèges, des esprits frappeurs viennent ajouter à la folie ambiante, dans une scène impressionnante, avant que, dans une courte séquence de cinq minutes, Glock ne mène Ruprecht chez le théologien et alchimiste Agrippa von Nettesheim - personnage historique qui fut secrétaire de Charles-Quint -, afin de connaître les secrets de la magie noire que le rusé savant refusera de lui divulguer. C’est un instant extraordinaire, un des sommets de l’opéra, tant pour l’opulence qui l’entoure que pour l’atmosphère déglinguée qui l’accompagne, lorsqu’Agrippa manipule un corps humain. L’acte final atteint lui aussi des sommets, à l’intérieur du couvent livré à la folie et à l’orgie, dans un contexte où la couleur rouge domine avec toute sa pompe. L’Inquisiteur échappe de peu au lynchage avant de maîtriser la situation, de faire des moulinets avec sa croix d’exorciste et de vouer Renata aux gémonies et à une mort qui, en quelque sorte, va la délivrer de tous ses instincts démoniaques. Mais, avec Emma Dante, Renata ne meurt pas sur le bûcher : agenouillée au centre du dispositif mural, devant un squelettique Christ en croix dont le visage ressemble à celui d’une femme, et habillée de force d’un long vêtement noir, comme une pleureuse, elle se donne la mort ; elle entraîne par ce geste la disparition de l’ange de feu et devient une martyre.   

A l’extrême opposé de L’Amour des trois oranges, véritable divertissement dont l’enchantement féerique précède L’Ange de feu, le présent opéra, avec ses courtes séquences chorégraphiques sans musique entre chaque acte, imaginées par Emma Dante, plonge le spectateur dans un monde perturbant, au sein duquel les exigences vocales ne sont pas minces. Le rôle de Renata est redoutable, car elle est présente quasiment de bout en bout, avec une charge émotionnelle, physique et mentale qui demande de l’interprète un véritable tour de force. C’est la soprano polonaise Ewa Vesin qui, dans sa quarantaine épanouie, interprète ce personnage écrasant. Après avoir fait ses débuts à Sydney dans Tosca, elle a incarné Aïda à Prague, puis Turandot à Rome. On l’a vue aussi dans Die tote Stadt de Korngold, dans La Bohème de Puccini ou dans Halka de Moniuszko à Varsovie. Elle se jette corps et âme dans la maladie mentale, assumant tous les dangers de la projection vocale comme du jeu scénique. Son interprétation est des plus remarquables, et l’abattage qu’elle déploie est à la hauteur du propos. A ses côtés, le baryton Leigh Melrose est un Ruprecht d’une absolue authenticité, dépassé par celle qu’il aime et qui le pousse au bout de lui-même. Les deux voix sont idéales pour ces rôles tragiques. Tout le reste de la distribution brille par sa présence et par ses qualités. On sortira du lot le ténor Sergey Radchenko en Agrippa, Domingo Pellicola en véreux Jacob Glock, le ténor Maxim Paster et le baryton Andrii Ganchuk en truculents et insolites Méphistophélès et Faust. Une mention toute particulière va à l’Inquisiteur, incarné avec une imposante maestria et une solennité répressive par la basse Goran Juric, qui incarnait Heinrich dans le Lohengrin de Stuttgart mis en scène par Arpad Schilling (DVD BelAir récemment recensé pour Crescendo). 

La musique de Prokofiev est envoûtante, avec des passages instrumentaux d’une grande tension. Au départ, le compositeur avait pensé à une structure en trois actes et onze scènes ; la partition finale est construite en cinq actes et sept tableaux. Pour les deux personnages principaux, Prokofiev utilise des leitmotivs, deux pour chaque rôle, les autres protagonistes, même si leur présence est limitée, bénéficiant d’un thème propre. Dans le contexte fantastico-tragique de l’opéra, les effets sonores fonctionnent de façon impressionnante. On rappellera que dès 1928, Prokofiev réutilisera le matériau de L’Ange de feu dans sa Symphonie n°3, le début du premier mouvement reprenant de façon violente des thèmes de la scène finale du couvent. L’Orchestre de l’Opéra de Rome, ainsi que les chœurs, sont ici menés avec soin et précision par le chef argentin Alejo Pérez (°1974). Il offre aux chanteurs un bel espace de liberté vocale.

Superbement filmé lors de la soirée romaine du 23 mai 2019, ce remarquable spectacle est un grand moment d’opéra. Il rejoint en tête de la vidéographie la version du Mariinsky de 2004, dirigée par Valery Gergiev, avec Galina Gorchakova et Sergei Leiferkus dans les deux rôles-phares (ArtHaus). Le produit Naxos souffre pourtant d’un défaut, déjà reproché tout récemment au label pour La Dori de Cesti : il n’y a pas de sous-titres en français. Rappelons que L’Ange de feu est chanté en russe, et que limiter la traduction aux seuls anglophones, germanophones et italophones, ainsi qu’à ceux qui lisent le japonais ou le coréen, est des plus frustrants. Cette carence ne prive cependant pas cette production d’un Joker absolu.  

 Note globale : 10

Jean Lacroix

 

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