Dossier Schumann (I) : le symphoniste

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Crescendo Magazine reprend l'un de ses grands succès : le dossier Schumann qui avait été publié dans ses éditions en papier. La première étape de ce parcours est une évocation de Schumann en symphoniste par Harry Halbreich.

L'orchestre de Schumann: quel abondant sottisier au dictionnaire des idées reçues!… Il ne savait pas orchestrer, il manquait de formation et de connaissances en la matière, son orchestre sonne mal, regorge de gaucheries et de maladresses… Holà, un peu d'ordre dans tout cela! Et tout d'abord, s'il est exact que Schumann compositeur fut presque un autodidacte, si ses études d'écriture, tôt interrompues, ne durèrent qu'une année, rappelons que l'orchestration ne fit pas partie du curriculum des conservatoires avant le vingtième siècle, que cela s'apprenait "sur le tas", et que personne, et pour cause, n'a jamais pu lui reprocher de manquer de maîtrise du contrepoint ou de l'harmonie. 

Il est vrai que l'on naît avec le don de l'écriture orchestrale, et que Schumann, dans ce domaine, n'eut jamais l'éclat et l'audace d'un Berlioz, ni la parfaite élégance et la transparence de son ami Mendelssohn. Mais il admira sa vie durant, avec une pointe d'envie, la prodigieuse aisance et la facilité d'écriture de ce dernier, sans égale depuis Mozart. Et quant à Berlioz, la palette expressive de Schumann n'appelait ni ne nécessitait des couleurs comparables. Et puis, Berlioz et Mendelssohn furent sans doute les plus grands chefs d'orchestre professionnels de leur temps, alors que l'activité, d'ailleurs tardive, de Schumann dans ce domaine devait s'avérer paradoxalement plutôt un obstacle qu'un adjuvant, comme nous le verrons. Il reste que l'orchestre de Schumann est très exactement celui de sa musique, et non point quelque brillant habit extérieur et autonome, comme chez Rimsky-Korsakov, par exemple. Il est difficile à bien faire sonner et exige des chefs d'orchestre particulièrement sensibles et attentifs? Certes, mais il ne "sonne" certainement pas plus mal que celui de Brahms, et nettement mieux que celui de César Franck. Au vingtième siècle, celui d'Arthur Honegger, et surtout de Paul Hindemith, posent des problèmes semblables: compacité, voire opacité, excès des "doublures", empâtement des registres graves, autant de défauts évidents. Oui, l'orchestre de Schumann est un orchestre qu'il faut "aider". Mais en commençant par respecter ses exigences propres.

Prenons pour modèle l'Orchestre que dirigeait Mendelssohn, celui du Gewandhaus de Leipzig, pour lequel les œuvres de Schumann ont été conçues au départ. Nous avons des documents tant écrits que picturaux en la matière: trente à trente-cinq archets au maximum, jouant debout, et avec des cordes en boyaux, un total de cinquante à soixante instrumentistes. Respectez ce nombre, respectez les sonorités d'époque, et tout soudain nous aurons les nuances, les dégradés, les couleurs auxquelles nos modernes philharmonies à seize premiers violons à cordes de métal, nos cuivres volumineux, voire épais, nos contrebasses-éléphants ne peuvent atteindre. On a compris depuis quelques décennies la nature du problème pour la musique baroque, puis classique. S'il ne saurait être question de jouer Schumann avec les effectifs de Vivaldi ou de Haydn, des formations comme l'Orchestre Romantique et Révolutionnaire, l'Orchestre des Champs-Elysées ou l'Age of Enlightment ont permis de retrouver les couleurs et l'équilibre sonore auxquels pensait Schumann, au plus grand bénéfice de sa musique.

Un pionnier de la nouvelle virtuosité

Ceci dit, il n'avait pas l'instinct inné de Berlioz ou de Mendelssohn, et c'est le manque de maîtrise orchestrale qui l'incita à interrompre la composition de sa Symphonie de jeunesse en sol mineur de 1832-1833.  Et sa Première Symphonie de 1841 (Le Printemps) lui valut une cuisante déconvenue lors de sa première répétition. Ses premières mesures, aux cuivres, débutaient à l'origine avec le thème de son premier Allegro, mais les instruments "naturels" de l'époque ne pouvaient jouer le sol et le la qu'en sons bouchés, d'un effet grotesque, de sorte que, sur la suggestion de Mendelssohn qui dirigeait, il fallut de toute urgence transposer le thème à la tierce supérieure, ainsi qu'on l'entend aujourd'hui, alors qu'avec les instruments à pistons il eut été possible de revenir très vite au thème original, car ils s'imposèrent dès la décennie suivante. Echaudé par l'expérience, Schumann fut d'ailleurs parmi les tout premiers à les adopter, avant même Berlioz et Wagner.

Il devint ainsi l'un des pionniers de la nouvelle virtuosité en ce qui concerne les cors, pour lesquels son Konzertstück opus 86 demeure un redoutable défi aujourd'hui encore, raison pour laquelle on entend si rarement ce radieux chef-d'œuvre. L'orchestre schumannien juxtapose ainsi de réelles gaucheries, voire des maladresses, et des intuitions fulgurantes, génialement prophétiques. Dans l'ouverture de Manfred, la présence côte à côte, de deux cors "naturels" et de deux cors à pistons, soigneusement pensée, suscite même des raffinements dans la couleur, témoignant d'une oreille exceptionnelle. Et il fut presque le seul compositeur de son temps à réserver dans sa musique de chambre une place de choix à la clarinette, au cor et au hautbois. Lui seul aurait pu composer le grand Concerto romantique pour clarinette et orchestre, pendant de celui de Mozart, qui nous fait cruellement défaut…

La cassure de 1850

Au moment d'examiner sa riche production symphonique, il faut hélas constater que sa maîtrise de l'orchestre, au lieu de progresser, ainsi qu'il eut été naturel, se détériora vers la fin. Ses premières œuvres orchestrales ne souffrent nullement de lourdeur ou d'opacité, et si la perfection en la matière du Concerto pour piano n'a jamais été contestée par personne, ce n'est pas uniquement parce que les "gros" cuivres en sont absents. Avec ses trois trompettes et ses trois trombones, l'orchestre de Manfred n'est pas moins magistral. Mais c'est dans ce domaine précis, et lui seul, que la progressive détérioration de la santé mentale de Schumann lui aura été en dernier ressort fatale.

La cassure est nette: 1850, année de sa nomination comme Directeur général de la Musique à Düsseldorf, fonction qui lui imposa une activité intense de chef d'orchestre, qu'il n'avait jusque-là que rarement pratiquée. Or, il l'aborda dans des conditions psychologiques précaires, et qui ne firent que s'aggraver. Sujet à des "absences", à des trous de mémoire, il se mit à doubler systématiquement à plusieurs pupitres toutes ses lignes mélodiques, afin qu'au cas où il oublierait de donner une entrée à un instrument, un ou plusieurs instruments assureraient le relais. Cette épaisseur est la pierre d'achoppement de la dernière achevée de ses Symphonies, la Rhénane, en dépit des ses éclatantes beautés musicales, et elle compromet aussi la réussite de ses dernières Ouvertures. Mais la démonstration la plus flagrante de cette évolution négative se trouve dans la confrontation des deux rédactions successives de la Quatrième Symphonie, numérotée selon sa publication tardive comme opus 120 dans la version révisée de 1851, alors qu'elle était à l'origine sa Deuxième, composée en 1841 quelques semaines seulement après la Première. Or, cette version d'origine sonne infiniment mieux que l'autre, et Brahms notamment la préférera toujours. Mais Clara Schumann s'opposa pendant des années à sa publication, et son édition moderne remonte à 2003 seulement, de sorte qu'on entend presque toujours la seconde rédaction. Celle-ci, il est vrai, comporte quelques améliorations de détails, notamment dans les transitions en accelerando menant de l'introduction à l'Allegro dans les premier et quatrième mouvements, mais il serait facile d'intégrer ces quelques mesures révisées dans la version d'origine, bien préférable par ailleurs… Songeons qu'à l'exception  de quelques mesures de flûte dans la Romance, la partition de 1851 ne comporte pas un seul solo instrumental.

A l'ombre du Titan

Compte non tenu des œuvres faisant appel aux voix, solistes ou chorales, la production orchestrale de Schumann se divise en trois grandes catégories: Symphonies, Concertos et Ouvertures, que nous examinerons tour à tour. Hormis l'essai avorté de la Symphonie de 1832-1833, cette production s'étale sur douze années seulement, de 1841 à 1853.

En abordant le corpus des quatre Symphonies achevées (auxquelles on adjoindra le singulier triptyque opus 52 intitulé Ouverture, Scherzo et Finale que Schumann voulut d'abord appeler Sinfonietta, ce qui correspond parfaitement à sa nature) il importe tout d'abord de le situer dans l'évolution générale du genre.

Comme tous les compositeurs de sa génération, la grande génération romantique, Schumann dut faire face au défi gigantesque, voire impossible, du précédent beethovénien. Durant la décennie suivant la mort du Titan, personne ne s'aventura dans ses brisées, et en dehors d'une quantité d'épigones plus ou moins estimables que le disque redécouvre aujourd'hui, les Symphonies demeurées vivantes entre Beethoven et Schumann se résument à deux noms complémentaires et antagonistes: Berlioz et Mendelssohn. Le premier, totalement atypique car Français et donc en marge de l'héritage germanique, subvertit génialement la succession de Beethoven en en brisant le moule. Au moment où Schumann entreprit sa Première Symphonie, Berlioz, avec successivement la Fantastique, Harold en Italie et Roméo et Juliette, avait donné trois chefs-d'œuvre très éloignés des normes du genre. Quant à Mendelssohn, si follement doué, si fécond, voire prolixe, ni sa Première Symphonie opus 11, ni sa problématique Réformation ne pourraient se comparer, même de très loin, à Beethoven.

Et pourtant à une échelle plus modeste, il était depuis 1833 l'auteur d'au moins un chef-d'œuvre du genre, la Symphonie italienne. Mais à l'issue d'une ou deux auditions, il la mit de côté et renonça à la publier. Il la récrivit en partie, sans que la révision égalât l'original, et par sa volonté même celui-ci demeura inédit et ne parut que des années après sa mort comme opus posthume 90. Quant à la plus importante et la plus aboutie de ses Symphonies, l'Ecossaise, elle se trouvait depuis longtemps en chantier, et Mendelssohn ne la termina qu'au début de 1842, un an après les deux premières de Schumann, qui en stimulèrent sans doute l'achèvement.

Cependant notre tableau n'est pas complet encore: au cours de son voyage à Vienne en 1839, Schumann découvrit avec émerveillement la grande Symphonie en Ut Majeur de Schubert dans les papiers inédits de son frère Ferdinand, et se hâta de communiquer ce chef-d'œuvre à son ami Mendelssohn, qui en assurera rapidement la création. Celle-ci constitua incontestablement le stimulant majeur qui incita Schumann à s'essayer à son tour à ce genre redoutable. Il en témoigna d'ailleurs lui-même dans son compte-rendu enthousiaste de l'œuvre de Schubert.

Rappelons que de la Symphonie en sol mineur de 1832-1833, Schumann acheva un vaste premier Allegro, qui fut joué à l'époque et existe même en deux versions, puis un vaste Andantino composite enchâssant un Intermezzo quasi Scherzo. Un Finale fugué est demeuré à l'état d'esquisse, et les parties terminées comportent quelques passages inexécutables sans retouches. Ainsi le cycle des Symphonies de Schumann comporte un "opus zéro", de même que le Quatuor avec piano en ut mineur de 1829 est l'"opus zéro" de sa musique de chambre, antérieur de treize ans à ses trois Quatuors à cordes opus 41. Ceux-ci inaugureront "l'année de la musique de chambre", 1842, succédant à 1841, année symphonique, elle-même précédée de 1840, l'année du Lied.

La Symphonie du Printemps

Nonobstant son titre, qui est bien de Schumann, la Symphonie du Printemps (en si bémol Majeur, opus 38) fut conçue en plein hiver, dans un laps de temps incroyablement bref de quatre jours, du 23 au 26 janvier 1841. Le 20 février, la partition d'orchestre était achevée. C'est donc l'une des nombreuses œuvres de Schumann qui furent le fruit d'un véritable "raptus" créateur. Créée au Gewandhaus de Leipzig sous la direction de Mendelssohn dès le 31 mars, elle remporta un succès retentissant et fut jugée d'emblée comme la Symphonie la plus importante depuis Schubert. La plus fraîche, la plus spontanée des quatre, elle conserve des dimensions moyennes: une grosse demi-heure, et comporte les quatre mouvements traditionnels, avec une relative miniaturisation des mouvements médians par rapport aux extrêmes, propre à la plupart des Symphonies post-beethovéniennes avant la monumentalisation brucknérienne. L'éclatante introduction lente (seule la Rhénane y renoncera) dessine le thème principal du futur Allegro, dominé par le rythme cher à Schumann, et qui sert de contre-chant à l'idée secondaire. A l'exposition concise (et munie de barres de reprises) succède un développement assez vaste aboutissant à la reprise majestueuse du thème en valeurs augmentées. Une coda-strette (fréquente chez Schumann) cède à une accalmie lyrique (expression d'Eusebius) précédant la conclusion menée tambour battant. Succinct, mais admirable le Larghetto à 3/8 aboutit à une entrée saisissante et grave des trois trombones esquissant le thème du futur Scherzo, énergique et syncopé, qui s'enchaîne sans pause, en cette volonté d'unité qu'on trouvera dans toutes les Symphonies. Introduit par un appel joyeusement solennel, le Finale, apogée printanier, virevolte gaiement en arabesques de doubles-croches, à la vérité plus pianistiques qu'orchestrales, telles qu'on les retrouvera dans le Scherzo de la Deuxième Symphonie ou encore, en musique de chambre, dans le Finale du Deuxième Quatuor à cordes. Alors que l'écriture pianistique de Schumann évoque souvent un orchestre de rêves (ne qualifiera-t-il pas les Sonates du jeune Brahms de "Symphonies voilées"?): mais ces contradictions apparentes font partie de cette dialectique de la tension entre esprit et matière propre à tout Schumann, et dont le célèbre dualisme Florestan-Eusebius porte les gênes de la désintégration finale. Une puissante gamme ascendante syncopée tient lieu de deuxième thème au cours d'un morceau émaillé de trouvailles instrumentales (cadences de flûte, de cors…) démentant sans cesse les reproches faits à Schumann de manquer d'imagination en la matière. Et l'exaltante progression conclusive est soutenue par ces appels de trombones qu'on retrouvera dans les Finales des Troisième et Quatrième Symphonies.

Les incompréhensibles insuccès

Dans l'enthousiasme de la création réussie de sa Première Symphonie, Schumann poursuit sur sa lancée et composa coup sur coup son triptyque Ouverture, Scherzo et Finale (opus 52, 12 avril-8 mai 1841), la Fantaisie pour piano et orchestre, premier volet du futur Concerto opus 54 (4-20 mai) et une deuxième Symphonie en ré mineur (juin-début septembre), puis il esquissera encore une autre Symphonie en ut mineur, inachevée, et dont seul subsiste le Scherzo dans sa version pour piano (n°13 du recueil Bunte Blätter opus 99). Mais le semi-échec de la double création du triptyque opus 52 et de la nouvelle Symphonie le 6 décembre 1841 (en la regrettable absence au pupitre de l'incroyable Mendelssohn) mit un arrêt brutal à cette fièvre symphonique: la Symphonie suivante ne fut achevée que cinq ans plus tard, et Schumann mit de côté pendant dix ans le manuscrit de sa Symphonie en ré mineur (prévue comme opus 50), qui ne parut réorchestrée (et à son détriment, nous l'avons vu) qu'en 1851 comme Quatrième Symphonie opus 120, alors qu'elle est en fait la Deuxième.

Avant de l'examiner, il faut dire quelques mots de l'opus 52, que Schumann avait d'abord appelé Sinfonietta, terme qui lui convient parfaitement. A première vue, c'est une symphonie dépourvue de mouvement lent (bien que commençant par une brève introduction lente), mais de dimensions et d'ambition modestes, écrite pour un orchestre par deux, les trois trombones épisodiques du Finale étant notés ad libitum. On s'explique mal l'insuccès persistant de cette mesure charmante et légère (dans le ton principal de Mi Majeur), sans doute la plus mendelssohnienne de ses œuvres d'orchestre, avec son Ouverture légère et dansante et son Scherzo au relatif mineur dont le rythme obstiné  provient certes du premier temps de la Septième Symphonie de Beethoven, mis aussi de la dernière pièce des Kreisleriana. Plus ambitieux, le Finale, dont le thème principal et l'allure rythmique anticipent sur le Finale de la Deuxième Symphonie, comporte une deuxième idée plus mendelssohnienne que nature, surtout dans sa péroraison soudain solennelle.

La Quatrième (ou plutôt Deuxième) est la plus connue et la plus originale des Symphonies de Schumann. Ses quatre mouvements, unifiés par de nombreux liens cycliques, s'enchaînent d'un seul tenant, et l'œuvre fut appelée tout d'abord Fantaisie Symphonique. Sans précédent à l'époque, cette structure va beaucoup plus loin que celle de la Symphonie écossaise que Mendelssohn acheva, et qui se contente de renoncer aux silences entre quatre mouvements tout à fait autonomes. Ici, le thème en croches liées de l'impressionnante introduction lente (dont Brahms se souviendra de près au début de sa Première Symphonie) nourrira la deuxième idée du mouvement lent et le Trio du Scherzo. Un accelerando spectaculaire mène au premier Allegro au double thème principal, dont le vaste développement n'est suivi d'aucune réexposition, mais s'enchaîne directement à la brève, mais merveilleuse Romance tenant lieu de mouvement lent. La première rédaction de 1841 y prévoyait même une partie de guitare (!), mais la portée correspondante est demeurée vide. Le Scherzo emprunte son thème mémorable à celui de la Première Symphonie de Kalliwoda, compositeur tchèque que Schumann admirait beaucoup. Ce morceau se fond peu à peu dans une brume rêveuse menant directement au Finale (ici, on pense au passage correspondant de la Cinquième de Beethoven), dont le solennel exorde lent aux trombones est très proche de celui qui ouvrira le Finale de la Première Symphonie de Brahms. Et lorsque le Finale s'élance enfin, on y reconnaîtra, modifiée, la réexposition absente du premier mouvement, mais enrichie d'idées nouvelles. Une double strette électrisante (la Cinquième de Beethoven, encore!) couronne le chef-d'œuvre avec l'élan magnifique de Florestan triomphant.

Les années d'heureuse fécondité

Lorsque quatre ans plus tard, le 12 décembre 1845, Schumann entreprit une nouvelle Symphonie, huit jours après la création intégrale du Concerto pour piano opus 54, il émergeait péniblement d'une grave crise psychologique et nerveuse. Il y travailla jusqu'au 19 octobre 1846, peu avant la création assurée au Gewandhaus par le fidèle Mendelssohn (qui mourut exactement un an plus tard) le 5 novembre, et du propre aveu de Schumann le travail sur cette Symphonie lui servit de thérapie, de sorte qu'il s'ensuivit trois pleines années d'heureuse fécondité créatrice. La Deuxième Symphonie en Ut Majeur opus 61 (en fait la troisième, comme nous le savons) est la plus vaste et la plus ambitieuse des quatre, la seule présentant des tensions conflictuelles de type beethovénien, selon un parcours du type per aspera ad astra. Schumann était alors obsédé par des appels de trompettes en Ut Majeur: ils ouvrent la Symphonie et en jalonnent le parcours à plusieurs reprises (fin du Scherzo, Finale). L'obsession de cette tonalité a pour résultat que les quatre morceaux en ut (mineur dans l'Adagio), et un pareil cas de "mono-tonalité" est rarissime pour une œuvre de cette envergure (notons que le Premier Concerto pour piano de Brahms sera entièrement en Ré). Une fois encore, une gradation en accelerando mène au tempo principal de l'Allegro, dont l'exposition très courte est dominée par le rythme obstiné  qui ne nous quittera plus guère au cours du très vaste développement aux péripéties dramatiques violemment martelées, suivi d'une réexposition très amplifiée couronnée par les fanfares initiales. Le Scherzo vient en second, avec ces incessantes doubles-croches et son rythme binaire à 2/4, véritable épreuve de virtuosité et d'endurance pour les cordes de l'orchestre. Comme déjà la Première Symphonie, il comporte non pas un seul, mais deux Trios fortement contrastants, le second de style choral et fugué. Mais l'ouvrage culmine dans le sublime Adagio espressivo en ut mineur, l'une des cimes de tout le romantisme musical, au lyrisme brûlant, éperdu, aux gradations qui coupent le souffle, le seul mouvement lent de cette envergure qu'on puisse trouver dans les Symphonies de Schumann. Le Finale, Allegro molto vivace est le talon d'Achille de l'ouvrage, mais son sommet aux mains d'un chef inspiré. Le premier mouvement de l'Italienne de Mendelssohn lui a donné son impulsion rythmique, mais le Finale de cette œuvre qu'évoque sa très singulière "forme ouverte", en deux moitiés se tournant le dos et séparées par un silence bien proche de l'effondrement complet. Mais la remontée, à nouveau à l'aide de quasi-citations mendelssohniennes, aboutira à une victoire remportée in extremis et de haute lutte, ponctuée de fracassantes timbales: victoire avant tout d'une farouche volonté de vivre et de créer encore.

La Rhénane

Il n'y aura plus qu'une seule Symphonie nouvelle, écrite très rapidement du 2 novembre au 9 décembre 1850, peu après l'installation de Schumann à Düsseldorf, source d'inspiration essentielle de cette (Troisième) Symphonie en Mi bémol opus 97, que son auteur baptisa Rhénane. Il en assura lui-même la création dès le 6 février suivant, et elle remporta un énorme succès. Après l'œuvre précédente, témoignage de crise intime, elle s'avère la plus extravertie et la plus pittoresque de la série, et avec ses cinq mouvements (plutôt que les quatre d'usage), relativement brefs à l'exception du premier, elle tient autant de la Suite que de la Symphonie.

Le premier mouvement est une magnifique coulée de musique d'un seul tenant, d'une rare unité de matière et de climat, dont les rythmes bondissants entretiennent l'équivoque entre 3/4 et 3/2  comme déjà dans le Finale du Concerto pour piano. Ce morceau est tout entier voué à Florestan et à son héroïsme conquérant, même lorsqu'à la faveur d'une rare accalmie nous surprenons une pré-citation du premier temps de la Troisième Symphonie de Brahms, qui en reprendra les structures rythmiques. Suit un singulier Scherzo, Ländler de tempo modéré, évoquant le chant des vignerons rhénans, à la fois thème varié et rondeau, selon un schéma qu'on trouvait déjà dans le Scherzo du Troisième Quatuor. En troisième position, voici le rare joyaux d'un Intermezzo lyrique d'allure presque lente, page tout intime réduite aux bois et cors par deux et aux cordes et qui annonce une fois encore le morceau équivalent de la Troisième Symphonie de Brahms. Son caractère permet à Schumann de le faire suivre d'un deuxième mouvement lent (!), tout différent, austère et grandiose ricercar polyphonique en trois volets évoquant un couronnement d'archevêque dans la mythique Cathédrale de Cologne, enfin en cours d'achèvement à cette époque. Les cuivres s'y taillent la place essentielle, et le style du morceau, délibérément archaïque, évoque encore davantage la Renaissance que Bach. Après quoi la Symphonie s'achève par une brève et joyeuse évocation de fête populaire rhénane, presque un peu trop légère après ce qui précède. Il est seulement dommage que cette merveilleuse partition souffre un peu de l'orchestration épaisse et opaque propre au Schumann de la fin.

Les Concertos

Venons-en aux Concertos qui offrent de grandes architectures de type "classique" en trois mouvements, mais aussi des pages plus brèves du type Konzertstück, telles que l'âge romantique les multiplia. A côté du piano prééminent, Schumann servit également le violon, le violoncelle et plus inattendu, le quatuor de cors. Non moins de cinq essais inaboutis précédèrent la Fantaisie d'où sortit le populaire Concerto pour piano et orchestre en la mineur opus 54. Le dernier d'entre eux, entrepris à Vienne au début de 1839, offre un premier mouvement en ré mineur presque mené à terme, de sorte que le pianiste flamand Jozef De Beenhouwer, spécialiste de l'œuvre pianistique de Robert et Clara Schumann, put se contenter de lui adjoindre une cadence et une brève coda. Cet Allegro passionato est précédé d'une imposante introduction lente de cinq mesures, qui fait penser au début de l'Ouverture de Don Giovanni, mais dont la fonction annonce celle de l'exorde du Deuxième Concerto de Rachmaninov.

Ecrite en quinze jours de mai 1841, la Fantaisie en la mineur fut fraîchement accueillie, et trois éditeurs la refusèrent. C'est pourtant l'une des suprêmes inspirations de Schumann, et aussi l'une des plus parfaites et unifiées "Fantaisie" par la liberté de tempi et de mesures contrastants, et pourtant libre forme-sonate entièrement dérivée de sa saisissante entrée en matière. Après l'avoir mise de côté durant quatre ans, Schumann la reprit en juin-juillet 1845, ne lui apportant que de minimes retouches, mais lui adjoignant un délicieux Intermezzo s'enchaînant par un fugitif rappel du début de la Fantaisie à un Finale d'un élan et d'un enthousiasme splendides, grande coulée de musique dont le 3/4 allabreve annonce celui du premier mouvement de la Symphonie "Rhénane", son second élément alternant pareillement 3/4 et 3/2 pour l'oreille. Nous avons ainsi un Concerto complet (opus 54) durant juste une demi-heure, et dont le triomphe initial, porté par sa dédicataire et plus grande interprète Clara Wieck-Schumann, ne s'est jamais démenti. D'une réelle difficulté technique, surtout dans son Finale qui exige autant d'endurance… que de mémoire, c'est le Concerto aimé des vrais musiciens-poètes, dédaigné des virtuoses qui n'y trouvent nul cliquant, et redouté des finalistes de concours, qui n'y remportent guère de récompenses.

Ecrit rapidement durant la deuxième moitié de septembre 1849 (l'année du fébrile "créer tant qu'il fera jour"), l'Introduction et Allegro appassionato en Sol Majeur opus 92 pâtit hélas du sort réservé à tous les "Konzertstück" d'un petit quart d'heure de durée, alors que la rare qualité de son inspiration lyrique et la finesse de son écriture orchestrale le situent tout à fait au même niveau de qualité que le Concerto. Cette page dépasse de haut l'Allegro de Concert avec Introduction en ré mineur opus 134, écrit à Düsseldorf fin août 1853, et qui malgré de réelles beautés trahit trop souvent la lassitude d'un Schumann bien près d'arriver en fin de course. Tout comme le Konzertstück pour violon un peu postérieur, il s'efforce à une virtuosité qui demeure finalement assez terne et vaine.

Revenant à l'année heureuse 1849, nous trouvons la partition concertante la plus audacieuse et originale de Schumann, ce Concertstück pour quatre cors et orchestre en Fa Majeur opus 86, composé du 18 février au 11 mars. En dépit de son titre, c'est un véritable concerto en trois mouvements enchaînés (comme le futur Concerto pour violoncelle), avec en son cœur une très émouvante Romance, et qui montre Schumann dans son inspiration la plus heureuse et la plus jaillissante. On ne l'entend pourtant presque jamais, car il exige un quatuor de solistes de toute première force (surtout pour le premier cor, qui monte parfois dans la stratosphère), le compositeur exploitant avec une audace frisant la témérité les ressources toutes neuves du cor chromatique à pistons. Ajoutons que la partition sollicite de plus deux cors d'orchestre…

C'est en deux semaines d'octobre 1850 que Schumann écrivit son Concerto pour violoncelle en la mineur publié trois ans plus tard comme opus 129 (trop élevé d'une trentaine de numéros par rapport à la date de composition). Tous les violoncellistes chérissent cette partition, le seul grand chef-d'œuvre du genre entre Haydn et Dvorak, car personne n'a mieux exalté les qualités lyriques et chantantes de l'instrument. L'orchestre est sobre, presque neutre, simple accompagnement de l'admirable ligne de ces trois morceaux enchaînés sans interruption, qui cèdent la place au soliste dès la quatrième mesure. En dépit de cette coupe formelle librement classique, c'est plutôt un merveilleux poème élégiaque qu'un vrai Concerto, culminant peut-être dans le court mais sublime mouvement lent. Comme dans le Concerto pour piano, un rappel de thème initial sert de transition vers le Finale. Celui-ci, interrompu vers la fin par une intéressante cadence accompagnée, souffre de la présence obsessionnelle de son rythme, piège auquel succombent d'autres Finales schumanniens, du Troisième Quatuor au Troisième Trio ou au Concerto pour violon.

Reste le violon, instrument vers lequel le jeune génie de Joseph Joachim attira l'inspiration schumannienne, et tout d'abord avec la monumentale Deuxième Sonate en ré mineur opus 121 (1851), dont la virtuosité vise à rivaliser avec la Sonate à Kreutzer de Beethoven. Mais la confrontation du violon et de l'orchestre ne fut abordée qu'in extremis, en automne 1853, et deux fois coup sur coup. En septembre naquit la Fantaisie en Ut Majeur opus 131, faite d'une belle et lyrique introduction lente et d'un vaste Vif à la virtuosité brillante, mais un peu vaine. Joachim la mit très vite et définitivement  à son répertoire. Il n'en fut hélas pas de même pour l'imposant Concerto en ré mineur, écrit du 21 septembre au 3 octobre, que le virtuose refusa et que Schumann n'entendit jamais. A l'unanimité, Joachim, Clara et le jeune Brahms décidèrent qu'il valait mieux ne pas publier une œuvre indigne à leurs yeux, du génie de Schumann. Bien que déposé à la Bibliothèque d'Etat de Prusse, fait connu de tous, le Concerto languit ainsi jusqu'en 1937, date à laquelle il refit surface suite à un message spiritiste reçu par la violoniste anglo-hongroise Jelly d'Aranyi, petite-nièce de Joachim! Les Nazis se jetèrent sur l'aubaine, car il s'agissait de remplacer au grand répertoire le chef-d'œuvre désormais banni du Juif Mendelssohn. Aussi ne fut-ce pas le Juif Menuhin, mais le pur Aryen Georg Kulenkampff qui en assura la création. Malgré de sublimes beautés, ce Concerto n'a jamais réussi à s'imposer: l'orchestration en est compacte, et la partie soliste, trop souvent cantonnée dans le medium ou le grave, s'en dégage mal. Seul Concerto de Schumann à respecter la forme classique avec exposition complète à l'orchestre, il commence par un tutti grandiose, au thème digne d'un Bruckner, mais qui a également marqué, c'est évident l'exorde du Premier Concerto pour piano de Brahms, dans le même ton de ré mineur. L'ouvrage culmine dans le bref, mais bouleversant mouvement lent, où l'on trouve le thème dit "des esprits", celui que Schumann, dans sa récente folie, crut lui être dicté par les mânes de Schubert et de Mendelssohn, et sur lequel il esquissa d'ultimes variations. Hélas le Finale, qui s'enchaîne sans interruption, est une Polonaise à la virtuosité plus factice qu'efficace, aux rythmes répétitifs lassants. Œuvre inégale, donc, mais encore parsemée de fulgurants éclats de génie…

Les Ouvertures

Et nous en arrivons enfin aux Ouvertures, d'importance bien inégale, sept au total, dont trois introduisant des œuvres théâtrales, trois pages autonomes destinées au concert, et enfin une page de circonstance avec chœur final, cet opus 123, Ouverture de Fête avec le Chant du Vin du Rhin (Rheinweinlied) (mai 1853), et qui ne mérite d'être citée que pour mémoire.

Genoveva, l'unique opéra que Schumann mena à bien en 1847-1848, et qui en dépit d'éclatantes beautés musicales n'a jamais réussi à s'imposer au répertoire à cause de ses faiblesses dramatiques, comporte une magnifique Ouverture en ut mineur opus 81, formée d'une introduction lente aux rudes tensions dissonantes et d'un Allegro passionné, d'une admirable fugue romantique. Elle figurerait certes plus fréquemment à l'affiche des concerts s'il elle n'était éclipsée par un chef-d'œuvre plus élevé encore, l'Ouverture de Manfred opus 115 en mi bémol mineur (1848), élément essentiel d'une partition fragmentaire et inclassable, ni oratorio ni musique de scène, mais plutôt mélodrame. C'est l'un des sommets absolus de la musique d'orchestre romantique, et que Schumann lui-même n'a peut-être égalé que dans l'Adagio de sa Deuxième Symphonie. Son orchestration est pour une fois parfaite, avec des touches de couleur géniales. Comme les sépulcrales tenues de trompettes pianissimo à découvert, véritables "annonces de la mort". Jamais Schumann n'a été plus loin dans l'exploration prophétique, déjà "tristanesque", du chromatisme exprimant le désespoir, et alternant avec des accents de mâle révolte tout beethovéniens. Il y aurait d'ailleurs une étude passionnante à faire sur la filiation qui mène de l'Ouverture de Coriolan de Beethoven, à travers notre Manfred, à celle du Roi Lear du jeune Balakirev, géniale bien que totalement ignorée, et enfin l'aboutissement de l'Ouverture tragique de Brahms…

Très décevante par contre s'avère la brève Ouverture (en ré mineur) des Scènes de Faust, dernier élément achevé (13 au 17 août 1853) d'un immense projet qui, par intermittences, occupait Schumann depuis 1844, et qui en constitue hélas l'élément le plus faible, au point qu'on ne l'entend guère en dehors d'une exécution intégrale. Cette page lourde et compacte, aux rythmes monotones, témoigne d'une inspiration épuisée, alors que les semaines suivantes ont pourtant vu naître les visionnaires Chants de l'Aube pour piano.

Après la Symphonie "Rhénane", Schumann, trop accaparé par ses charges de Generalmusidirektor à Düsseldorf, et peut-être déjà trop las pour envisager de nouvelles Symphonies, entreprit une série d'Ouvertures plus faciles à "placer" dans ses concerts.

De ces trois pages de 1851, la première (janvier), pour La Fiancée de Messine de Schiller (opus 100, en ut mineur) est la meilleure, et mériterait d'être jouée plus souvent. Elle rappelle un peu, par sa fougue romantique et sa dramatique introduction lente, celle de Genoveva, dans le même ton, et on trouve dans l'une comme dans l'autre la présence d'une héroïne tragique. Ce n'est pas le cas pour l'Ouverture pour le Jules César de Shakespeare (opus 128 en fa mineur), composée un mois après la précédente, mais qui attendit sa création publique un an et demi. C'est une page sombre, d'une puissante massive et cuivrée, dont les accents volontaires rappellent ceux de Coriolan (autre sujet romain!), mais où l'on ne retrouve pas le généreux lyrisme des Ouvertures précédentes. Enfin, le 20 décembre de cette année 1851, Schumann achevait l'Ouverture pour Hermann et Dorothée de Goethe opus 136, la plus brève et la plus intime des trois, et dont l'orchestre retrouve inopinément une finesse quasi-mendelssohnienne. Le sujet de la pièce nous entraînant vers la Révolution française, le thème de la Marseillaise, fréquemment présent sous la plume de Schumann depuis l'époque lointaine du Carnaval de Vienne, s'y taille une place importante. C'est l'un des points d'intérêt de cette jolie page elle aussi méconnue: on voit que le catalogue orchestral de Schumann réserve encore quelques découvertes!…

Harry Halbreich

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