Quatuors de Suk et de Dvořak, de la densité complexe à la joie de vivre

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Josef Suk (1874-1935) : Quatuor à cordes n° 2 op. 31. Antonín Dvořák (1841-1904) : Quatuor à cordes n° 13 op. 106. Philharmonic String Quartet Berlin. 2020/21. Notice en allemand et en anglais. 67.54. Decurio DEC-007.

Le 17 novembre 1898, dans une église de Prague, Josef Suk, âgé de 24 ans, épouse Otýlie, née en 1878, fille de son professeur Antonín Dvořák. Il est tombé amoureux d’elle alors qu’elle n’avait que quatorze ans et il a patiemment attendu que la jeune fille revienne des Etats-Unis où elle a accompagné sa famille lors du séjour de cette dernière au Nouveau Monde. Dvořák, tout à son bonheur de retrouver sa terre natale, compose son Quatuor n° 13 en à peine un mois, en jaillissement d’inspiration, du 11 novembre au 9 décembre 1895. Si le charme et l’inventivité du Quatuor n° 12 « Américain », écrit en juin 1893 dans l’Iowa, étaient déjà irrésistibles, la nouvelle partition de chambre montre « ce besoin de dépassement stylistique et d’intériorisation qui l’habitent », comme le précise Guy Erismann dans la biographie qu’il consacre au maître tchèque (Fayard, 2004, p. 339). La joie de vivre se manifeste dans l’Allegro moderato, avec ses contrastes de nuances lyriques et de couleurs chatoyantes, avant le sublime Adagio, considéré « à juste titre comme le sommet de [son] art chambriste » (o.c. p. 340), avec l’humilité de l’enchantement, souligné par un violoncelle et une finesse globale qui s’accomplit au cœur d’une solennité qui n’est pas sans rappeler le dernier Beethoven. Le Scherzo déploie une écriture énergique et dynamique, avant que le Finale, après une introduction paisible, n’unisse l’inspiration pleine de jubilation à un élan triomphal. Superbe partition qui se présente, au sommet de la maturité du compositeur, comme pleine de gratitude pour la plénitude de l’existence. 

La gestation du Quatuor n° 2 de Josef Suk va de son côté subir un long mûrissement et occuper une dizaine d’années de la vie du compositeur qui y met le point final en 1911. Ce début de XXe siècle a été pour lui la source de grandes douleurs : le décès de son beau-père, le 1er mai 1904 puis, absolue tragédie, celui de son épouse Otýlie, le 5 juillet de l’année suivante, victime de la tuberculose à un peu plus de 27 ans (Suk composera dans la foulée sa Symphonie Asraël). Ce quatuor en quatre mouvements joués d’un seul tenant, que le compositeur considérait, selon ses dires rappelés par la notice, comme « une œuvre de musique pure qui s’efforce de proposer une forme solide et cohérente avec une expression plutôt ironique, d’où émerge un Adagio nourri d’un chant d’amour et de dévotion presque religieux », ne se nourrit pas de langage folklorique ou populaire. Sa structure est complexe, qui confine parfois à l’ascèse et à l’agressivité (rappels des souffrances vécues ?), ce qui provoqua des réactions lors de la création berlinoise du 16 novembre 1912. On soulignera sa densité orchestrale et la nécessité d’une grande concentration lors de l’audition pour en explorer les diverses facettes. Le programme de l’album débute en fait par le quatuor de Suk, et c’est judicieux. Car la plénitude soulignée ensuite par la partition de son beau-père agit comme un contrepoids émotionnel et apporte à l’auditeur un nécessaire et bienvenu élément de respiration. 

Le Philharmonic String Quartet Berlin (Helena Madoka Berg et Dorian Xhoxhi, violons ; Kyoungmin Park, alto ; Christoph Heesch, violoncelle) regroupe depuis l’hiver 2018, comme son nom le fait deviner, quatre membres de la jeune génération de la prestigieuse Philharmonie de Berlin. Ils s’investissent avec beaucoup de pudeur et de rigueur dans l’œuvre de Suk, dont ils traduisent le caractère sévère et souvent douloureux, et signent une version moderne de ce quatuor peu enregistré, dont la mémoire conserve le souvenir prioritaire du Quatuor Suk le bien nommé (CRD Records, 1994). Le couplage de cet album, peu courant, incitera à la découverte, mais en ce qui concerne Dvořák, que nous aimerions encore plus solaire, on n'oubliera pas les versions des Quatuors de Prague (DG), Wihan (Matous), Stamitz (Brilliant) ou Panocha (Supraphon), qui chantent tous dans leur arbre généalogique.

Son : 9  Notice : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

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