Cracovie à l’aube de la Renaissance : expert panorama avec La Morra

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Mirabilia Musica. Mikołaj Radomski (fl c1425) : Gloria ; Sancta Maria succure ; Magnifica ; Balatum. Johannes Ciconia (c1370-1412) : Credo. Jacobus de Clibano (fl 1430-1450) : Sanctus Gustati necis pocula. Petrus Wilhelmi de Grudencz (1392-ap1452) : Presulis eminenciam. Antonio Zacara da Teramo (c1350-1413) : Gloria. Buxheimer Orgelbuch (c1460) : Virginem mire pulchritudinis. Anonymes. Corina Marti, clavicymbalum, organetto, flûte à bec. Michał Gondko, luth. La Morra. Doron Schleifer, Daniel Mentes, Ivo Haun De Oliveira, Matthieu Romanens, voix. Corinne Raymond-Jarczyk, vièle. Décembre 2020. Livret en anglais, allemand, français ; paroles en latin et traduction en anglais. TT 60’56. Ramée RAM2008

Après son album Fifteenth-Century Music from Central Europe (Glossa, janvier 2016), déjà centré autour de Mikołaj Radomski et Petrus Wilhelmi de Grudencz, La Morra poursuit son exploration du répertoire sous la dynastie Jagellon dans la première moitié du XVe siècle, dont jaillissent ces « échos de Cracovie au Moyen-Âge tardif ». Capitale temporelle et spirituelle d’un empire qui rayonnera de la Baltique à la Mer Noire, perméable aux styles successifs qui fécondèrent la production musicale de l’époque, depuis les organa de l’École de Notre-Dame jusqu’aux avancées de l’Ars Nova.

Étayé par une notice aussi érudite que touffue, expertement sourcée, le programme puise principalement à deux compilations cotées Kras 52 et Wn 378. En considération de leur parenté, certains musicologues supposèrent que le second codex serait une mise au propre du premier -voir l’article d’Elżbieta Wojnowska dans le Bulletin d’information de la Biblioteka Narodowa de Varsovie (4/163, pp 40–44). Ces manuscrits se trouvaient à la Biblioteka Krasiński quand celle-ci fut incendiée en 1944. Le Kras 52 fut néanmoins inespérément retrouvé à Munich en 1948, alors que le Wn 378 ne subsiste qu’en partiel fac-simile réalisé avant-guerre, conservé à l’Université de Poznań. On y trouve des auteurs italiens et français, mais aussi un corpus local dont la polyphonie se prête autant à la liturgie qu’au répertoire profane, évoquant la ville de Cracovie, ou la Cour du roi Władysław Jagiełło (Hystorigraphi aciem), quand il ne s’agit pas de séditieuse chanson potache (Breve regnum), érigeant un trône éphémère sous couvert du carnaval.

Ces recueils préservent l’art de ce Mikołaj Radomski à l’identité incertaine, malgré les recherches menées depuis Henry Musielak (1973) et Charles Brewer (1984) : est-il ce Nicolaus qui jouait du clavicymbalum pour la Reine Sophia Holszańska et dont le Nitor inclite claredinis (plage 14, les trois voix ont été reconstituées par Michał Gondko) signe l’acrostiche ? Est-il ce Nicolaus Geraldi de Radom membre de la curie romaine, ce qui dans le contexte du Grand Schisme éclairerait le premier de ses trois Gloria (Kras 52, 187v-189r, toutefois on ne l’entend pas dans ce CD qui propose en plage 4 le second Gloria, Wn 378 23v-24r) d’un jour singulier : les tuilages sur le mot pax ricocheraient-ils tel un appel à la paix parmi les rivalités papales ?, comme le suggérait Richard Taruskin (Music from the earliest notations to the sixteenth century, OUP, page 348). Cette similitude avec un autre Gloria de Ciconia, Maria Szczepańska l’avait décelée en 1930, même si la question des influences reste complexe et conjecturale. On consultera The Identity of Nicolaus de Radom, issu de la thèse de Frankie Nowicki (Monash University, 2000) et The Ordinarium Parts of the Mass by Nicolaus de Radom in Relation to Works by Antonio Zacara da Teramo and Johannes Ciconia de Joanna Miszke (Kwartalnik Młodych Muzykologów UJ, No. 32, janvier 2017). La désambiguïsation et la situation chronologique du compositeur permettraient de comprendre dans quelle mesure il fut un précurseur, ou acteur concomitant, si l’on considère par exemple l’harmonisation en faux-bourdon dans le Magnificat, concurremment à Guillaume Dufay qui fait dans les mêmes années mention de cette technique !

Le CD témoigne aussi du contrafactum inspiré de rondeaux et ballades (chanté ou sous forme instrumentale intabulée dans le Buxheimer Orgelbuch), il illustre la « contenance angloise » (Sanctus Gustati necis pocula), et invite l’emblématique Petrus Wilhelmi de Grudencz (Presulis eminenciam archivé à la Biblioteka Jagiellońska) dans ce foisonnant tableau de la cité cracovienne à l’orée de la Renaissance. Un décor qu’avaient déjà exploré l’ensemble Ars Cantus (Musica Divina – utwory z rękopisu Krasińskich, Bearton, 2005 ; Petrus Wilhelmi de Grudencz - muzyka XV w, 2010) et l’ensemble Ars Nova de Jacek Urbaniak (Mikołaj z Radomia – Dzieła wszystkie, Dux, 1991 ; Muzyka Jagiellonów / Rękopis Krasińskich XV w, Travers, 2005). À la suite de cette discographie, La Morra apporte un lumineux éclairage. Épaulé par un sobre instrumentarium (vièle, clavier, luth), on admire un panel de voix lisibles et appariées, aussi à l’aise dans l’archaïsme du plain-chant que dans les canevas polyphoniques ou les stridences du cantio pour l’élection de Martin V. Résultat : un superbe tribut aux musiques qui résonnaient alors dans cet important foyer théologique au pied du Wawel. 

Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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