Britten, trois raretés orchestrales et vocales, interprétées avec raffinement
Benjamin Britten (1913-1976) : Our Hunting Fathers, Op. 8, pour ténor et orchestre. Quatre Chansons françaises, pour soprano et orchestre. Gloriana, Suite symphonique pour ténor et orchestre, Op. 53a. Christina Landshamer, soprano. Mark Padmore, ténor. Alasdair Kent, ténor. Ivor Bolton, Orchestre symphonique de Bâle. Août 2020. Livret en allemand, anglais ; paroles en anglais et français, traduction en allemand et anglais. TT 69’37. Prospero PROSP 0031
Même si le compositeur est considéré comme un sommet de la musique britannique au siècle dernier, le programme de ce CD s’avère audacieux quand il en choisit des œuvres de second plan voire mal-aimées, fût-ce à leur création outre-Manche. Portrait de la Queen Elizabeth I (1533-1603) qu’il porte en surnom, l’opéra Gloriana fut commandé pour le couronnement de la Reine qui nous a récemment quittés, et inauguré à Covent Garden en juin 1952. Alors que les cérémonies furent retransmises à la télévision, l’œuvre déplut à un public avide de pompe, ou qui déplorait un ennui brocardé sous l’appellation de « Boriana ». Et pourtant, elle inclut des pages imagées qui font revivre les fastes de la monarchie à la fin de la Renaissance.
Ceci explique peut-être le succès de la Suite symphonique qui en fut tirée, reprenant les épisodes les plus descriptifs, dont un tournoi martelé par la percussion et émoustillé par les acclamations de cuivres. Lui succèdent un mélancolique lute song (ici confié à Alasdair Kent quoique, en l’absence de chanteur, la partition prévoie une alternative pour hautbois) puis une série de danses d’époque (march, coranto, pavane, morris, galliard, volta), avant une pathétique conclusion où la monarque est contrainte de reconnaître la trahison du Comte d’Essex. Ces danses ne furent pas souvent enregistrées. Citons André Previn avec le Royal Philharmonic (Telarc), et l’inénarrable veine folklorique (pour ne pas dire kitsch) du Julian Bream Consort (RCA, octobre 1963). Pour glaner de plus larges extraits, hormis le complet opéra sous la baguette de Charles Mackerras (Argo, octobre-novembre 1992), on se référera à Uri Segal et l’orchestre de Bournemouth (Emi, février 1981). Faute de relief, l’interprétation conduite par Ivor Bolton ne fait pas mieux dans les volets spectaculaires, mais séduit par sa patine lustrée et ses couleurs surannées, qui tamisent avec soin ces ambiances exfiltrées d’un XVIe siècle fantasmé.
Les deux autres œuvres au programme nous renvoient au tout début de la carrière de Britten. Entrecroisant des textes de Victor Hugo et Paul Verlaine, que l’adolescent de quatorze ans puisa dans le recueil Oxford Book of French Verse, les Quatre Chansons françaises ne sont pas libres d’influence. En attestent l’harmonie de Nuits de juin, comme inspirée d’Alban Berg, ou les parfums debussystes dans Sagesse. L’ombre de Wagner est aussi sensible. Mentionnons l’incursion du populaire dans L’Enfance, qui cite la mélodie de la comptine Ah tu sortiras biquette biquette. Simon Rattle avait révélé ce cycle vocal avec Jill Gomez, dans un album de raretés capté en avril 1982 pour Emi. La diction de Christina Landshamer s’avère plus léchée et d’un accent moins distinct que sa consœur. Mais la chaleur du timbre, le vibrato généreux (Sagesse) ne sont pas avares d’émotion, et les pupitres helvètes tissent un accompagnement bruissant d’une poésie raffinée.
La rencontre avec le poète W.H. Auden stimula l’écriture d’Our Hunting Fathers, qui fut pour la première fois chanté en septembre 1936 à Norwich, dans un contexte européen marqué par la montée des dictatures, en Italie, Allemagne ou Espagne. Derrières ces évocations horripilantes (invasion de rats), cocasses (lamentation de Messaline pour son singe de compagnie), où une chasse à la perdrix tourne à la danse macabre et où un xylophone hagard rythme une marche funèbre, on peut palper l’inquiétude et le sentiment tragique que le compositeur masque à peine sous la fantaisie.
Ces tableaux furent initialement prévus pour ténor, cependant la notice de ce CD omet de préciser que Britten, dans une lettre d’août 1960, avouait « c’est réellement plus adapté pour soprano que pour ténor, et je me demande si nous pourrions obtenir Elisabeth Söderström ». Six ans après sa disparition, la chanteuse suédoise fut effectivement sollicitée pour graver le tout premier enregistrement commercial, en juin 1982 avec Richard Armstrong dirigeant l’orchestre de l’Opéra gallois (Emi). Malheureusement, dans l’acoustique du Goetheanum Dornach, la prise de son un peu voilée édulcore la causticité de Rats away! ainsi que les couinements de cordes de Messalina, et tend à escamoter une partition à la dynamique pourtant large, du murmure au cri. Au demeurant, on apprécie le choix de l’émérite Mark Padmore, nul moins, qui s’était déjà illustré dans le répertoire brittenien (un programme dédié à l’enfance en 2004 pour Hyperion ; des cycles pour Harmonia Mundi en 2009, avec le piano de Roger Vignoles), avant de récentes productions scéniques (Death in Venice à Londres ; Billy Budd à Glyndebourne). Il prodigue ici la projection et la caractérisation dramatique requises par ces tableaux écorchés jusqu’à l’expressionisme.
Félicitons enfin la qualité du livret, sous couverture rigide et brochée, agrémenté de rares photographies du jeune compositeur, en famille ou entre camarades. Les seuls regrets restent l’absence de traduction pour nos lecteurs francophones, ainsi qu‘une prise de son, comme on l’a dit, trop lisse, mince et plate, malgré quelques saillies. Un méritoire projet éditorial en tout cas, hors des sentiers battus, à saluer comme tel.
Son : 8 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8 – Interprétation : 8,5
Christophe Steyne