Le bonheur d’une tragédie :  Wozzeck  d’Alban Berg 

par

Il y a des soirées d’immense bonheur, ainsi cette création aixoise du Wozzeck d’Alban Berg tel que le transcendent Simon Rattle avec le London Symphony Orchestra et la mise en scène de Simon McBurney.

Le bonheur d’une tragédie ! En effet, elle est terrible, elle est pathétique, l’histoire de Wozzeck, ce petit soldat de rien du tout, objet d’expériences médicales qui lui rapportent un peu d’argent, humilié par son Capitaine, trompé par cette Marie qu’il aime passionnément, avec qui il a eu un enfant, mais qui tombe dans les bras du Tambour-Major. Hallucinations, folie, colère vengeresse, meurtre, suicide. 

On connaît Simon Mc Burney pour la pertinence et la qualité de ses mises en scène au théâtre et à l’opéra. Chez lui, il n’est jamais question d’imposer un concept préalable à l’œuvre, il en décèle les lignes de force, il perçoit ses sous-jacences, il se met à son service, en toute modestie créative… avec quel talent. 

Il l’installe dans un climat général : ici, un univers de soudards, d’ordres et de contraintes, d’ivresse, de fêtes imbibées, de violence. Et cela nous vaut de superbes tableaux. De taverne par exemple. Avec une maîtrise parfaite dans les déplacements et les mises en place du chœur. A cet univers du grouillement, il oppose la solitude du pauvre Wozzeck ; il met à profit l’immensité du plateau et un simple projecteur de poursuite pour l’isoler, là-bas, tout au fond ou ici tout devant. Quel art aussi de l’enchaînement des séquences, en incroyable fluidité : on passe d’une séquence à l’autre sans s’en rendre compte. Simon McBurney est à la fois un artisan du théâtre à l’ancienne (un jeu avec des chaises ou un simple encadrement de porte par exemple) et un maître dans l’art d’utiliser les ressources des images vidéo et des effets lumineux les plus complexes. Confrontés à son univers, nous nous retrouvons petit enfant subjugué, nous revivons l’émerveillement de la magie du théâtre.

La partition d’Alban Berg exalte le texte de Georg Büchner. Dans une forme révolutionnaire à l’époque (elle l’est restée aujourd’hui), incroyablement novatrice dans ses traitements (a)tonaux, ses développements instrumentaux et orchestraux, mais infusée de la tradition comme le prouvent certaines de ses séquences. Elle dit toute la solitude, toute la douleur du pauvre hère, la violence imbécile du monde dans lequel il doit / il ne peut pas vivre. Elle ajoute comme un commentaire irrité ou apitoyé sur ce dont elle est le témoin, le rapporteur. Inutile de dire que Simon Rattle est au service de cette musique, avec la même modestie créative que celle du metteur en scène. Il en révèle toute son urgence dans toutes ses nuances avec le fantastique instrument qu’est le London Symphony Orchestra -et, soulignons-le, l’Estonian Philharmonic Chamber Choir. Il réussit à exprimer l’équilibre entre « l’intelligence et la passion », qui caractérisent pour lui la partition.

Quant aux interprètes, réunis dans une distribution absolument équilibrée, ils s’imposent dans leur rôle. Quelle force vaine, quelle douleur, quelle colère de l’exaspération, de la jalousie, de l’incompréhension, de l’humiliation, quelles hallucinations chez le Wozzeck de Christian Gerhaher ; quelle prétention imbue, quelle méchanceté chez le Tambour-Major de Thomas Blondelle ; quelle bêtise cautionnée par son pouvoir obtus chez le Capitaine de Peter Hoare ; quelle suffisance méprisante chez le docteur de Brindley Sherratt. Quelle difficulté à vivre ses contradictions de gratitude et de désir chez la Marie de Malin Byström. Quel « entourage » bienvenu que celui de Robert Lewis-Andres, Héloïse Mas-Margret, Matthieu Toulouse et Tomasz Kumiega-deux artisans, Lenny Bardet-l’Enfant de Marie et Danila Frantou-un soldat.

Quand on évoquera le 75e anniversaire du Festival d’Aix-en-Provence, c’est de ce Wozzeck dont on se souviendra.

Stéphane Gilbart

Festival d’Aix-en-Provence, le 7 juillet 2023 

Crédits photographiques : Monika Rittershaus

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.