András Schiff au Festival de Lucerne : Scarlatti trop sage et Kurtág habité
Domenico Scarlatti (1685-1757) : 13 sonates ; György Kurtág (°1926) : 13 morceaux extraits de Játékók (Jeux), volumes 5 et 6. András Schiff, piano. 1998-99. Textes de présentation en allemand, anglais et français. 74’39’’. Audite 97.838
Né à Budapest en 1953, contemporain et condisciple de deux autres fabuleux pianistes, le regretté Zoltán Kocsis et le très discret Dezsö Ránki, celui qui est aujourd’hui l’anobli citoyen britannique Sir András Schiff est certainement l’un des grands pianistes de l’heure. C’est forcément avec beaucoup d’intérêt qu’on découvre ces enregistrements réalisés dans le cadre du Festival de Lucerne dont il est depuis longtemps un fidèle et qui remontent ici à 1998 pour Scarlatti et à l’année suivante pour Kurtág.
Musicien aussi cultivé que probe, Schiff -un peu comme Alfred Brendel avant lui- a tendance avec l’âge à restreindre son répertoire de concert qui semble se limiter aujourd’hui à Bach, la première école de Vienne, Schubert, Schumann et Brahms, ce qui ne fait qu’accroître la curiosité du mélomane de l’entendre dans des oeuvres qu’il ne fréquente plus guère.
Pour le volet Scarlatti qui occupe près d’une heure de ce cd, Schiff - suivant ici les théories du claveciniste et musicologue Ralph Kirkpatrick- regroupe huit de ces sonates par paires de la même tonalité généralement majeure puis mineure (ou parfois inversement).
Tout au long de cette partie dédiée au maître napolitain, on ne peut qu’admirer l’impeccable technique, le goût parfait, l’approche résolument pianistique de Schiff, son aisance et son élégance tout comme la clarté et la transparence de sa sonorité.
Cela nous vaut quelques très beaux moments, comme dans la K. 519 très rapide mais où le pianiste ne se crispe à aucun moment et fait preuve d’une maîtrise sans sécheresse ni esbroufe et fait admirer des ornements impeccables dans une interprétation d’une réelle poésie. De même, Schiff fait de la K. 208 une digne et éloquente plainte avant de faire preuve dans la K. 209 d’une élégance presque chopinienne. La K. 426 est un long Andante (plus de huit minutes) finement ciselé et paré d’une mélancolie à la Watteau. Mais parfois, le doute s’instille : la K. 513 (Pastorale) est digne et aristocratique mais manque de tendresse, alors que la K. 395 est pleine de vivacité mais on aimerait y trouver ce grain de folie, ce sens du risque qu’ont su mettre dans ce répertoire des Gilels (qui, dans un récital enregistré live à Locarno en 1984 et édité par le confidentiel label Aura, joue la même oeuvre en 3’03 contre 3’26 pour Schiff et oppose aux 6’16 de Schiff dans une K. 518 jouée avec un mélange de clarté, de distinction et de fine mélancolie, une interprétation non moins aristocratique mais animée d’une irrésistible pulsion pour laquelle il ne lui faut que 4’59), Argerich, Horowitz ou Pletnev.
En revanche, Schiff se montre absolument magistral dans sa sélection de treize pièces extraites des Cinquième et Sixième cahiers des Játékók de Kurtág, publiés en 1997.
Le travail du pianiste est ici admirable de bout en bout et sa compréhension de cette musique où chaque note compte tout simplement parfaite. Quel superbe travail il fournit dans ces miniatures, maniant aussi bien la pointe sèche dans ces Fanfares bartókiennes percussives et énergiques, ces Grassblades in memory of Klára Martin dont les excursions dans l’aigu rappellent les musiques nocturnes du maître hongrois, ou cette Valse légèrement déjantée et pince-sans-rire qui évoque un Satie revu par Bartók encore.
Et comme Kurtág sait se montrer prenant dans ce In memoriam György Szoltsányi où retentit ce glas qu’on retrouvera plus tard dans le In memoriam Tibor Szeszler. La dernière des pièces offertes par Schiff, bien qu’intitulée Les Adieux (à la manière de Janáček), évoque curieusement tout autant Debussy ou Ravel.
On ne peut qu’espérer qu’András Schiff n’attendra pas le centenaire de Kurtág le 19 février prochain pour confier aux disques d’autres œuvres de ce grand maître, sans doute le plus grand compositeur vivant.
Son 9 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 8,5 (Scarlatti)/10 (Kurtág).