L'heure des opéras de Saint-Saëns a-t-elle sonné ?
Les Barbares à Saint-Etienne
Il n'y a rien de meilleur pour juger une partition d'opéra inconnue qu'une exécution en concert. Jamais distrait par la mise en scène, l'auditeur peut se concentrer sur la partie strictement musicale de l'oeuvre. C'est tout à l'honneur de l'Opéra-Théâtre de Saint-Etienne d'avoir ainsi présenté Le Mage de Massenet en 2012 et, cette année, ces Barbares de Saint-Saëns. Du compositeur fêté et adulé que fut et est toujours le compositeur de la Symphonie avec orgue, nous ne connaissons vraiment, parmi ses quelque treize opéras, que Samson et Dalila. Saint-Saëns a connu les succès d'estrade, tant comme organiste que comme pianiste ou compositeur de musique de chambre, concertante ou orchestrale. Il a voulu réussir aussi au théâtre, jalousant un peu les succès constants de son grand rival Massenet. Ce fut en vain. Hormis Samson, aucune de ses oeuvres dramatiques n'a pu s'imposer. Aujourd'hui encore, rares sont ceux que l’on monte (Henry VIII, Etienne Marcel) ou enregistre (La Princesse jaune, Hélène). De ces Barbares écrits sur un livret de Victorien Sardou en 1900 pour les Arènes de Béziers mais finalement créés à l'Opéra de Paris l'année suivante, nous ne connaissions que quelques fragments orchestraux enregistrés récemment par une firme australienne. L'étonnement du très nombreux public stéphanois fut grand en découvrant cette ample partition, d'une réelle beauté musicale et à l'impact dramatique certain. Un peu comme ses consoeurs Judith ou Monna Vanna, Floria sauve la ville d'Orange, assiégée en 105 avant J-C par les Germains, en s'offrant au général teuton Marcomir. Elle en tombera vraiment amoureuse mais la vengeance de Livie, veuve d'un consul romain tué par Marcomir lors de la bataille, anéantira ses espoirs. Trame simple, lapidaire, propice à de nombreux développements lyriques. Ce fut l'une des deux leçons du spectacle : contrairement à l'idée reçue, Saint-Saëns a la fibre dramatique, on croit parfaitement à l'argument de Sardou, qui se tient, et aux personnages, bien caractérisés. L'autre leçon fut musicale. Les oeuvres tardives du compositeur n'ont pas bonne presse et les critiques les ont depuis toujours taxées d'académiques -dont Debussy dans une page célèbre de Monsieur Croche antidilettante. Un peu vite ? Certes, le musicien flamboyant des poèmes symphoniques, des concertos, de la troisième symphonie ou de Samson et Dalila est loin en 1901, mais le maître absolu de la forme possède toujours sa technique éblouissante de l'orchestre et un merveilleux sens de la ligne vocale. Couplée à une intrigue solide, cette conjugaison de talents livre un opéra réussi en tous points. L'attention est attirée dès le prologue orchestral, original et imposant, un instant interrompu par le récitant (baryton), esquissant l'action. C'est une vaste page qui impressionne et qui avait déjà frappé le public de la création, avec de nombreux soli (violon, bois) et un long passage pour bois et cuivres seuls. Le premier acte, d'exposition, introduit le peuple de la cité assiégée, puis les personnages principaux dont les deux chanteuses, la tendre mais forte Floria, et l'ardente Livie. L'acte se clôt par l'arrivée soudaine du général Marcomir, aux sons de cuivres majestueux, arrivée d'autant plus saisissante qu'elle est tardive. Le deuxième acte offre de grandes beautés musicales : un bref air de Livie suivi d'un duo tendu entre les deux femmes puis un second duo, celui, attendu et essentiel, entre Floria et Marcomir. Le talent de Saint-Saëns fut de suivre le parcours amoureux de Floria pas à pas. Après un refus hautain des avances de Marcomir, elle fléchit, petit à petit, tombant sous le charme du barbare auquel Saint-Saëns confie des lignes mélodiques tout à fait enjôleuses, il est vrai (Freia la blonde, sourira). Le rideau tombe rapidement, laissant l'auditeur médusé et admiratif de ce morceau d'une très intense force dramatique et lyrique. Le troisième acte se scinde en trois parties distinctes. Le peuple chante sa joie d'être libéré : superbe choeur Divinités libératrices, hommage appuyé de Saint-Saëns à Haendel et à Gluck. Suit un long ballet où le musicien atteste de sa verve mélodique et de son inventivité : une farandole, entre autres, attise la curiosité par une répétition de motifs quasi pré-minimaliste. La scène finale est remarquable : Floria révèle son amour pour Marcomir. Le cortège funèbre du consul tué passe lentement, aux sons d'une musique lugubre martelée inlassablement par les timbales. C'est alors que Livie apprend que son époux a été tué par Marcomir : ivre de vengeance, elle le frappe au coeur, sous les yeux épouvantés de Floria. Fin de l'opéra.
La qualité de la distribution réunie par l’Opéra-Théâtre a décuplé la joie de redécouvrir ces Barbares. Tout d'abord la flamboyante Floria de Catherine Hunold confirmant l'insolente splendeur vocale qui nous avait subjugués dans son incarnation d'Anahita du Mage. Rien ne semble impossible à cette véritable soprano héroïque qui affectionne grandement ce répertoire et abordera en avril prochain la Bérénice d'Albéric Magnard à Tours. Un rien moins idiomatique, la Livie de Julia Gertseva -que nous avions tant appréciée dans Hérodiade au Vlaamse Opera- subjugue par un timbre de mezzo-soprano profond et adapté à ce rôle tragique de veuve passionnée. Le Marcomir d'Edgaras Montvidas s'impose dès sa première apparition. Moins héroïque que le personnage ne pourrait le laisser attendre, il séduit par une voix légère et lyrique, n'hésitant pas à faire appel à la voix de tête. La réussite du duo du deuxième acte lui doit beaucoup. Jean Teitgen, dans le double rôle du récitant et de Scaurus (l'autre consul), fascine par une sonorité noire alliée à une articulation impeccable : un bel artiste. Enfin, si le Veilleur de Shawn Mathey a déçu par un manque d'assurance, le farouche bras droit de Marcomir, Hildibrath, a donné l'occasion à Philippe Rouillon de démontrer sa fidélité inaltérable au répertoire français. Remarquable prestation du Choeur Lyrique Saint-Etienne Loire (Laurent Touche) et de l'orchestre maison, toujours sous la direction de son chef Laurent Campellone. Prenant la partition à bras le corps, comme pour Le Mage, le chef la défend et en souligne tant le sens dramaturgique aigu que la finesse de l’orchestration. Plusieurs solistes furent applaudis au salut final dont le hautbois, le cor anglais, la harpe et l'ensemble des cuivres qui avaient tous fort à faire. Réjouissons-nous : un enregistrement est prévu le Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française, âme de ce projet. Il serait bon que ce beau succès fît revenir à l'avant-plan des scènes ou du disque ces opéras de Saint-Saëns. Une exécution live supplante une pure connaissance livresque et peut changer bien des avis. A quand Ascanio ou Proserpine ? Ou ces charmants petits bijoux que sont Le Timbre d'argent ou Phryné ? L'heure a sonné.
Bruno Peeters
Saint-Etienne, Opéra-Théâtre, le 14 février 2014