Une intégrale des douze concertos de Jean-Marie Leclair à marquer d’autant de pierres blanches

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Jean-Marie Leclair (1697-1764) : Les douze concertos pour violon. Stéphanie-Marie Degand & La Diane Française. 2025. 03:12:07. Livret en français et en anglais. 3 CD NoMadMusic. NMM122.

La parution de ce triple album est une excellente nouvelle, à plus d’un titre.

Tout d'abord, parce qu’il met à l’honneur un grand compositeur français, qui reste trop souvent dans l’ombre. De son temps, Jean-Marie Leclair était très célèbre comme violoniste. Sa mort, en pleine gloire, assassiné dans des circonstances qui n’ont jamais été élucidées, a été un choc pour tout le milieu musical de l’époque.

S’il a écrit principalement pour le violon, il faut tout de même citer son opéra Scylla et Glaucus (1746), qui a pour seul tort d’être unique, mais qui n’a pas à rougir face aux nombreux chefs-d’œuvre lyriques de son contemporain Jean-Philippe Rameau, tant il fait preuve d’authentiques qualités musicales et dramaturgiques.

Son catalogue pour le violon est, sinon immense, du moins varié : quatre recueils de sonates avec basse continue, deux recueils de sonates pour deux violons seuls, quatre recueils de sonates en trio, et ces deux recueils de concertos. Datés respectivement de 1737 et de 1744, ils contiennent, comme tous les recueils précédemment cités, six œuvres chacun. Ils sont tous sur le modèle de ceux d’Antonio Vivaldi, en trois mouvements vif-lent-vif, et d’une durée qui varie assez peu, toujours autour d’un bon quart d’heure.

Pour autant, leur écoute ne génère aucune lassitude. Non seulement Leclair, qui a séjourné dans plusieurs pays européens, y réussit admirablement la synthèse entre les styles français, italien et germanique tentée par d’autres et connue sous le nom de « goûts réunis », mais il varie magistralement les atmosphères. Par les tonalités utilisées : neuf différentes (pour douze ouvrages, donc). Et surtout par une imagination fertile, et une connaissance approfondie des différentes possibilités d’exprimer les infinies facettes de l’âme humaine avec un violon. Dans l’excellent texte de présentation des CD, Benoît Dratwicki (du Centre de musique baroque de Versailles) décrit quelques mouvements en particulier, avec ces termes : « agitation », « joie franche », « espérance », « mélancolie », « sérénité rayonnante » ; il évoque « la Rome du XVIIe siècle », le « style austère da chiesa », les « élans chorégraphiques, parfois franchement populaires et rustiques ». En réalité, c’est chacun des trente-six mouvement de ces douze concertos qui pourrait être décrit en des termes spécifiques.

Bien sûr, pour faire sentir toute cette richesse, il faut que l’exécution instrumentale soit à la hauteur. Ce sera le « ensuite » de notre phrase d’introduction : l’interprétation est de tout premier plan.

Dans le livret, Stéphanie-Marie Degand expose de façon aussi vivante qu’émouvante (à l’image de son jeu du violon) son amour pour la musique de Leclair, qui remonte à ses premières études au Conservatoire de Caen, où son professeur de violon, Jean-Walter Audoli, lui donnait à travailler « quelques extraits choisis, expliquant que tout était intelligence du geste et du texte ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que quelques décennies plus tard elle a superbement approfondi ces propos.

Car entre-temps, elle s’est intéressée à bien des aspects de la musique, à travers les siècles. Sa discographie en témoigne. Son tout premier enregistrement, qui date de 2002, était intitulé « de Biber à Tanguy ». Outre des œuvres de ces deux compositeurs, il y avait des pièces de Bach, de Paganini et d’Ysaÿe. Dans l’ordre : 1676, 1720, 1819, 1923 et 2000. Tout cela, au violon seul, mais avec trois instruments différents, pour coller au plus près de l’authenticité. Cet album « carte de visite » préfigurait la suite : Stéphanie-Marie Degand a continué d’explorer les répertoires les plus variés, enregistrant tout un répertoire, de pièces baroques avec voix aux grands concertos romantiques, en passant par la musique de chambre de l’époque classique et des œuvres de musique française du XXe siècle.

Tous ces enregistrements ont cette constante qui lui a donc été inculquée très tôt : l’intelligence du jeu, qu’elle a su adapter à tous ces styles et à toutes ces formations instrumentales. Quand elle joue du violon, Stéphanie-Marie Degand sait très précisément ce qu’elle fait. Mais attention, n’allez pas croire qu’elle soit uniquement une cérébrale qui se contente de décortiquer des ouvrages de référence, afin d’avoir la lecture la plus « historiquement informée » possible. Outre qu’elle possède les moyens techniques de transmettre, en toute fluidité, ses idées à son violon, elle ne le fait jamais de façon mécanique ou distancée. Elle prend toujours des risques émotionnels, et se livre tout entière dans ses interprétations. Toutefois, l’admirable est qu’elle ne se laisse pas non plus déborder, et contrairement à d’autres qui sont, comme elle, tout feu tout flamme, elle sait aussi laisser la braise reposer sous les cendres quand la musique l’exige. Son jeu, tout en étant plein de surprises, génère un sentiment d’évidence pour l’auditeur.

Dire qu’elle a, en 2016, fondé son propre ensemble, La Diane Française, uniquement pour cette intégrale des concertos de Leclair, serait peut-être exagéré. Mais elle y a pensé dès le début, et depuis, elle a longuement mûri ce projet au concert. Le résultat est stupéfiant de cohérence. Elle a fait le choix de n’avoir qu’un seul instrument par partie, et elle-même joue dans tous les tuttis, ce qui induit une homogénéité, à tous points de vue, maximale. La variété sonore ne vient donc pas de l’instrumentarium, mais de l’inventivité des instrumentistes : on croit entendre du luth, du théorbe, des violes, des percussions... et pourtant, l’orchestre n’est constitué que d’un clavecin et d’un quintette à cordes.

Par ailleurs, cet ensemble, pourtant réduit en nombre, semble capable de passer de la musique de chambre la plus intime aux déchainements orchestraux les plus véhéments, avec une puissance sonore qui impressionne parfois.

Ensuite (et surtout), il y a le jeu instrumental de Stéphanie-Marie Degand. Il est de toute beauté, et dégage une aisance que tout auditeur perçoit instantanément. Elle fait preuve d’une inventivité et d’une liberté de tous les instants, sans pour autant céder à l’excès. Par exemple, dans le seul des douze concertos qui a une introduction lente, tout est écrit en notes longues ; elle a le bon goût de n’en agrémenter qu’une partie, et de savamment doser ses interventions. Dans les accords arpégés et les bariolages sur plusieurs cordes, elle fait toujours ressortir très clairement la ligné mélodique. Ses gammes, qu’elles soient écrites ou ajoutées, sont tour à tour perlées, filantes, détonantes, saccadées... Dans l’ornementation des passages chantés, elle multiplie le choix d’intervalles variés, extrêmement expressifs, mais toujours différemment. Elle est capable de raconter toute une histoire dans un seul ornement.

En concert, où tout est éphémère, elle se permet quelques coquetteries. Au disque, définitif et éternel, rien de tel. À aucun moment, nous n’avons le sentiment d’un quelconque débordement. On peut certainement imaginer d’autres approches stylistiques de ces œuvres. Mais, dans cette optique, pas plus abouti. Ce n’est pas un manifeste. Stéphanie-Marie Degand partage simplement son plaisir de jouer cette musique, et elle le fait sans retenue, avec ses moyens considérables et sa générosité sans limite.

Et enfin (pour conclure avec les raisons de la bonne nouvelle de cette parution), parce que la prise de son est particulièrement réussie, en parfaite adéquation avec l’interprétation. À la fois proche et aérée, elle permet de bien entendre tous les détails, sans être trop analytique, et tout en restant homogène. Dans ses interventions solistes, la violoniste se détache de l’ensemble avec un naturel et une fluidité confondantes.

Voilà une parution qui devrait susciter une adhésion unanime, et faire date.

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive

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