A Genève, une création coup de poing, Justice d’Hèctor Parra

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Un opéra sur une horrible tragédie survenue il y a cinq ans ? C’est la gageure que relève Justice, deuxième ouvrage d’Hèctor Parra sur un scénario du metteur en scène bernois Milo Rau, dont le Grand-Théâtre de Genève vient d’assumer la création le 22 janvier.

A la base, un insoutenable drame que restitue sur écran la vidéo conçue par Moritz von Dungern. Nous sommes en République Démocratique du Congo en février 2019. Un camion-citerne transportant de l’acide percute un bus sur une route du Katanga entre Lubumbashi et Kolwezi. En résultent plus de vingt morts et de nombreux blessés. L’acide qui est utilisé dans le traitement des minerais coule jusqu’à la rivière voisine, dans ce sud du pays où l’infrastructure routière est quasiment inexistante. Impliquant Glencore, une multinationale suisse implantée au Congo, un tel sujet vous saisit à bras le corps. Et l’écrivain Fiston Mwanza Mujila qui a élaboré le livret d’après le synopsis de Milo Rau affirme que l’opéra transforme l’accidentel en un sujet universel. Ainsi Justice est non seulement une manifestation de la vérité mais aussi un rite, une cérémonie de deuil qui est une purification réparatrice.

Quant à l’ouvrage, il est structuré en un prologue et cinq actes qui s’enchaînent d’un seul tenant. La distribution vocale comporte deux voix de soprano (une légère pour l’avocate et l’enfant mort, une lyrique pour la mère de la défunte), deux de mezzosoprano (une lyrique pour la femme du directeur et une coloratura drammatica pour le chauffeur de camion), un contre-ténor (le garçon amputé des deux jambes), un ténor (le directeur de la multinationale) et deux barytons-basses (le prêtre du village et son assistant). La partition du compositeur catalan Hèctor Parra privilégie les voix féminines et celle du contre-ténor pour traduire l’émotion, tout en conservant une dimension lyrique introspective, même dans les moments les plus intenses. Pour ce qui est de l’écriture orchestrale, elle est d’une extrême complexité rythmique en lui associant une large percussion qui joue des instruments à lamelles comme le vibraphone, le xylophone ou le marimba imitant le xylophone silimba ou les tambours en gobelet, ainsi qu’un piano à queue et une harpe. Et il convient d’en admirer la réalisation par l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé magistralement par le chef zurichois Titus Engel.

Alors que le rideau se lève sur la scénographie d’Anton Lukas éclairée par Jürgen Kolb, le guitariste Kojack Kossakamvwe improvise, tandis que librettiste lui-même, Fiston Mwanza Mujila, dialogue avec le contre-ténor Serge Kakudji qui prête son timbre étrange au garçon qui a perdu ses jambes. Un dîner de charité organisé par le directeur de la multinationale et sa femme (Peter Tantsits et Idunnu Münch, peu convaincants vocalement) réunit quelques délégués internationaux et notables locaux pour fêter l’ouverture d’une nouvelle école et la récente découverte d’une ceinture de coltan sous la colline voisine. En bordure de scène, le Chœur du Grand-Théâtre (préparé par Mark Biggins, vêtu de noir par Cedric Mpaka), est le porte-parole de la communauté congolaise en une polyphonie mal ficelée, tandis que défilent les images atroces de l’accident de Kabwe devant le camion-citerne retourné que l’on aperçoit en fond de plateau. Un simulacre de procès instruit par des juges et avocats alcoolisés n’a abouti à rien, tout en concédant néanmoins aux victimes un montant compensatoire de 250 dollars frisant la dérision. « Justice ! », clame la population en faisant chorus au plaidoyer du prêtre (incarné par un saisissant Willard White) qui réduit au silence le chauffard pitoyable (Katarina Bradic) et l’avocate (Lauren Michelle) perdant contenance devant l’horreur des faits. Campant la mère de l’enfant mort, Axelle Fanyo, saisissante, exprime l’intolérable par ses bribes de phrases « Ma fille est encore vivante, coincée par le véhicule… l’acide sulfurique se déverse dans sa bouche » jusqu’à ses derniers mots à la femme du directeur : « Pourquoi êtes-vous venus ? Vous êtes des voleurs, des assassins, des menteurs ». Fend le cœur le chant en swahili de l’enfant mort qui, lui apparaissant, murmure : « Mère, où es-tu ? Je marche à l’aveuglette dans ce pays, sans main pour me tenir, pas de regard pour me guider ». Au librettiste ne reste en postlude que la dérision : « Mais avant mon entrée dans la Grande Seigneurie, laissez-moi rire en guise de boycott ! ». 

Genève, Grand-Théâtre, le 22 janvier 2024

Crédits photographiques : GTG Carole Parodi

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