À la Philharmonie, le Gewandhaus inaugure la première des Prem’s

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Pour cette nouvelle saison 2025-2026, la Philharmonie de Paris lance un nouveau festival symphonique : les Prem’s. Clin d’œil assumé aux fameuses Proms de Londres (abréviation de « Promenade Concerts », c'est-à-dire un concert où les gens peuvent déambuler librement), les Prem’s n’en ont cependant pas l’envergure : quand 5000 spectateurs sont debout à Londres, ils ne sont que 700 à Paris, au parterre. Bien entendu, cela fait partie de la volonté de démocratiser la musique, qui est dans l’ADN de la Philharmonie : les places sont à 15 €.

Quatre orchestres étaient invités. Avant le Berliner Philharmoniker, la Scala de Milan et l’Orchestre de Paris, c’est le Gewandhaus de Leipzig qui lançait la fête. Et doublement : sous la direction de son directeur musical (depuis 2018) Andris Nelsons, il donnait deux concerts, deux soirs de suite, avec des programmes tellement copieux qu’ils auraient pu remplir trois soirées !

Mardi soir : Pärt – Dvořák (avec Isabelle Faust) – Sibelius

Programme quelque peu disparate pour la première soirée, avec des œuvres assez difficiles à lier entre elles.

Pour commencer, Cantus in memoriam Benjamin Britten d’Arvo Pärt, une courte pièce à la fois dépouillée et accessible, idéale pour ce nouveau public que ces Prem’s cherchent à attirer.

Puis le Concerto pour violon d’Anton Dvořák. Moins souvent joué que celui pour violoncelle, il est également moins fréquent, au disque comme au concert, que ceux de Mendelssohn, Bruch ou Brahms (pour s’en tenir à des œuvres qui, comme ce Dvořák, sont indissociables de son commanditaire, le violoniste Joseph Joachim). Isabelle Faust (en remplacement d’Hilary Hahn, qui peine décidément à se remettre d’une lésion nerveuse) le défend depuis longtemps.

Elle tire l’Allegro, au diapason avec l’orchestre, vers une interprétation classique, loin de toute intention folklorisante. Son jeu, superbe à tous points de vue, ne parvient tout de même pas à gommer les quelques lourdeurs de ce morceau. Est-ce qu’en faire davantage eût été en faire trop ? La question se pose. Dans l’Adagio, en revanche, il lui suffit d’être la musicienne accomplie qui fait sa réputation tellement méritée. L’extrême sensibilité de son jeu, toujours pudique cependant, fait merveille ici. L’orchestre, en effectif relativement réduit (ils seront deux de plus par pupitre dans Sibelius) mais qui reste tout de même conséquent (cinquante cordes) lui donne la réplique avec, parfois, une sensualité gourmande qui, pour le coup, déborde quelque peu. Cet effectif créée un déséquilibre d’ensemble dans certains passages de l’Allegro giocoso final, et nuit à l’orchestration tellement aérée et à la couleur scintillante de cet irrésistible mouvement. Isabelle Faust passe toujours, malgré tout, car l’orchestre évite toute lourdeur stylistique. Il nous gratifie du reste de moments réellement merveilleux. Avec quelques cordes de moins, il aurait été parfaitement dans la roue de la soliste qui, elle, est impériale dans tous les épisodes de ce pétillant morceau.

En bis, Isabelle Faust joue l’Adagio en ré mineur, WKO 208, de Carl Friedrich Abel, une pièce du milieu du XVIIIe siècle écrite pour viole de gambe, dont elle retrouve par moments la sonorité tellement particulière, fragile et vibrante. Son interprétation est plutôt lente, avec une large palettes de couleurs. Sublime.

En deuxième partie, la Deuxième Symphonie de Jean Sibelius, la plus longue de ses sept et l’une de ses plus populaires avec la Cinquième.

Sous la direction d’Andris Nelsons l’Allegretto captive d’entrée. Chaque intervention est très caractérisée (et peut-être trop, au risque de finir par perdre le fil narratif). L’orchestre est somptueux, et les cordes fidèles à leur réputation d’excellence. Certains passages, avec des cuivres d’une densité d’acier, impressionnent de noirceur. Le début de l’Andante donne à entendre la sonorité très particulière, à la fois riche et rocailleuse, des deux bassons. La musique est extrêmement tendue, à la limite du supportable. L’apaisement qui suit n’en est que plus bienfaisant. Quant à la fin du mouvement, elle semble sortir des profondeurs de la Terre, et ne nous laisse pas tout à fait intacts. L’aisance de l’orchestre et la technique accomplie d’Andris Nelsons pourraient faire passer le redoutable Vivacissimo pour le traditionnel scherzo de la symphonie dont le rôle est d’apporter un peu d’insouciance ! Cela ne dure pas, et nous retrouvons vite la grandeur de cette symphonie, avec son immense Finale tour à tour épique et nostalgique, parcouru de motifs entêtants qui se répètent inexorablement. Quelle démonstration d’orchestre ! Andris Nelsons amène superbement la première modulation en majeur, et la suite baigne dans une glorieuse et admirable lumière. La deuxième modulation, à la toute fin, marque la délivrance de ces trois quarts d’heure de drame.

Le public est conquis. Il le sera au moins tout autant le lendemain.

Festival Prem's

Mercredi soir : Mendelssohn – Brahms (avec le Chœur de l’orchestre de Paris)

Programme, si l’on peut dire, protestant pour la seconde soirée.

D'abord avec la Cinquième Symphonie de Felix Mendelssohn-Bartholdy (et il est important de citer son nom entier, puisque la deuxième partie a été ajoutée quand les parents du jeune Felix, qui étaient juifs, se sont convertis au protestantisme). Cette symphonie est sous-titrée « Réformée », car écrite pour le tricentenaire du texte fondateur du luthéranisme.

Après une introduction superbe sur le plan de la sonorité orchestrale, mais qui donne l’impression d’être décousue, l’Allegro décolle, vraiment con fuoco. Il y a une très belle énergie, notamment aux cordes, qui malgré leur nombre (soixante ; ils seront dix de moins pour le Requiem allemand) ont une sonorité toujours fruitée et veloutée, jamais compacte. C’est encore plus admirable dans l’Allegro vivace, tellement typique de ce compositeur, où elles rivalisent d’éclat et de légèreté avec les vents. Andris Nelsons anime l’Andante de tout son lyrisme, mais sans pathos. Les cordes fournissent un soyeux tapis aux solos de bois, qui peuvent s’exprimer librement, avant d’entamer le fameux choral du finale, mouvement complexe sur le plan de la construction. Ce n’est peut-être pas sa page la plus inspirée, mais la foi que Mendelssohn y exprime est, à défaut d’être contagieuse, à tout le moins communicative. L’orchestre le joue comme s’il n’avait jamais cessé d’être dirigé par le compositeur, qui en a été le chef permanent de 1835 à sa mort en 1847.

En deuxième partie, le Requiem allemand de Johannes Brahms. Ou plus exactement, « Un Requiem allemand »(Ein deutsches Requiem) : « Ein » parce qu’il est subjectif, et « deutsche » en référence à la langue de la bible de Luther, que le compositeur, protestant, lisait quotidiennement et qui lui a fourni son texte. À noter que, plus tard, il a déclaré qu’il aurait dû parler de Requiem « humain ».

Pour l’introduction orchestrale d’Heureux ceux qui pleurent, en donnant beaucoup de poids aux graves, Andris Nelsons trouve la couleur la plus sombre que l’on puisse imaginer. Quand il entre, le chœur fait contraste par sa plénitude très équilibrée, presque céleste. Le chef a de Car toute chair est comme l’herbe une vision plus implacable que pastorale : nous sommes plus proches de la terreur du Requiem de Verdi que de la sérénité de celui de Fauré (tous deux postérieurs de quelques années). Le baryton Christian Gerhaher semble mener le début de Seigneur, enseigne-moi, par la prestance de ses interventions. Son évidente science du lied, avec un contrôle précis du vibrato, lui donne une présence, bien davantage musicale que scénique, tout à fait pertinente ici. Pour la fugue finale, Andris Nelsons prend le relai ; il la conduit avec tout le talent qu’on lui connaît pour donner tout leur éclat à ces longues pages qui s'intensifient petit à petit. Que vos demeures sont accueillantes est le premier moment de répit de cette interprétation plutôt tendue. Cette fois, même si Andris Nelsons n’accentue pas le côté guilleret de l’orchestre, ce serait plutôt lui qui consolerait le chœur.

Le morceau suivant, Vous êtes maintenant dans l’affliction, a été ajouté après-coup par Brahms (ce que certains, de nos jours encore, regrettent). C’est précisément l’Orchestre du Gewandhaus qui en a donné la première exécution publique. C’est le seul moment où une soprano solo intervient. Julia Kleiter a une voix superbe, très travaillée, mais qui de ce fait manque de simplicité. Andris Nelsons fait avancer Nous n’avons pas ici-bas de demeure permanente de main de maître, et les interventions du baryton s’y fondent, dociles, avant que n’éclate l’impressionnant passage où il est question de « la dernière trompette ». Ce passage n’est cependant pas tout à fait aussi terrifiant qu’il le pourrait. Et enfin, c’est Heureux les morts, vers lequel tend tout ce qui précède, et qui sonne avec une densité rare, comme si chaque choriste (mention spéciale au Chœur de l’Orchestre de Paris, préparé avec beaucoup de sérieux par Richard Wilberforce) et chaque instrumentiste avait pleinement intégré les derniers mots : « Qu'ils se reposent de leur labeur, car leurs œuvres les suivront. »

C'est un véritable triomphe, et on ne compte pas les rappels. Ces Prem's sont bien partis !

Paris, Philharmonie (Auditorium Pierre-Boulez), 2 et 3 septembre 2025

Pierre Carrive

Crédits photographiques : © Denis Allard

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