A propos de l'expertise, entretien avec Maître Etienne Vatelot

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Expert mondialement reconnu et conseiller des plus grands artistes, Etienne Vatelot nous a quittés le 13 juillet 2013 à l'âge de 87 ans. En janvier 1994, le luthier Pierre Caradot l'avait rencontré pour qu'il lui parle de son métier. 

Ivry Gitlis et Etienne Vatelot

Étienne Vatelot est le fils du luthier Marcel Vatelot, qui a ouvert son atelier en 1909, et de Jehane Lauxerrois. Étienne Vatelot effectue ses études secondaires à Sainte-Croix de Neuilly. À partir de 1942, il apprend le métier de luthier dans l'atelier de son père, situé au 11 bis rue Portalis à Paris. Il se perfectionne à Mirecourt auprès du luthier Amédée-Dominique Dieudonné, à Paris dans l'atelier de Victor Quenoil, puis à New York chez Rembert Wurlitzer2,3. En 1949, il obtient le diplôme d’honneur au Concours international de lutherie de La Haye (Pays-Bas). En 1959, il est nommé expert près la Cour d'appel de Paris et succède à son père. Étienne Vatelot compare son métier à celui de médecin. Il est renommé pour ses capacités de diagnostic. Il règle les instruments de nombreux solistes internationaux qu'il accompagne en tournée, comme la violoniste Ginette Neveu. Durant sa carrière, il conseille notamment Yehudi Menuhin, Arthur Grumiaux, Isaac Stern, Anne-Sophie Mutter, des violoncellistes tels que Maurice Gendron et Yo-Yo Ma, ainsi que Mstislav Rostropovitch, qu'il connaît depuis les années 1960. Il lui conseille d'acheter le violoncelle Duport qu'il a expertisé. Il convainc Yehudi Menuhin de revendre son Stradivarius, le Soil, qu'il juge inadapté à son jeu, à Itzhak Perlman. En 1973, il acquiert un quatuor d'instruments à cordes fabriqués dans un même bois par le luthier Jean-Baptiste Vuillaume et surnommés les Évangélistes. En 2009, il permet à la Swiss Global Artistic Foundation, mécène du Quatuor Modigliani, d'en faire l'acquisition afin qu'ils soient joués ensemble. En 1970, Étienne Vatelot crée l'école nationale de lutherie à Mirecourt. Le luthier Jean-Jacques Rampal, fils du flûtiste Jean-Pierre Rampal et second d'Étienne Vatelot, reprend son atelier en 1998. Étienne Vatelot donne de nombreuses conférences et est l'auteur d'un livre sur les « archets français ». Une fondation à son nom est créée afin de soutenir les jeunes luthiers et archetiers en leur attribuant des bourses d'étude. Avec la participation de la ville de Paris, il crée un concours international de lutherie et d’archeterie (Wikipedia).

- En quoi consiste l'expertise des instruments du quatuor ?
Comme d'autres expertises, elle consiste à tenter de définir la date à laquelle l'objet a été réalisé (en l'occurence, l'alto, le violon ou le violoncelle), et d'en déterminer ensuite -d'après les formes, les bois, les contours, la taille des ouïes ou celle de la volute- tout indice permettant de déceler le lieu où l'instrument a été fait (France, Allemagne, Angleterre,...) et par quelle main.

- Quels talents faut-il particulièrement développer pour exercer cet art ?
Je dirais que la première chose est d'avoir un don pour l'expertise, c'est-à-dire posséder une excellente mémoire visuelle. Je crois d'ailleurs que cette mémoire est commune à tous les experts. Il faut bien entendu la travailler. De manière un peu triviale, je dirais qu'il faut "manger du violon tous les jours". Quand on a la chance de posséder au départ ce don de mémorisation, on le travaille en étudiant chaque détail, chaque forme. Bien sûr, cette mémoire est très orientée et présente quelquefois l'inconvénient d'être très sélective: si elle peut être très pointue pour l'expertise, elle fait parfois défaut lorsqu'il s'agit de reconnaître le visage d'une personne, ou de se souvenir de son nom. En ce qui me concerne, j'ai la chance d'avoir la mémoire des instruments, bien que celle des noms et des visages soit moins sûre! La raison en est peut-être que, dans l'expertise, le plaisir de reconnaître un violon, c'est comme reconnaître un visage.

- L'expert est-il aidé par un outillage précis ?
Un outillage nous aide en partie: les archives, les livres, les photographies, et aussi la lampe à quartz (qui révèle les raccords de vernis), l'endoscope et la caméra (grâce auxquels on peut voir l'intérieur d'un violon sur un écran de télévision). Mais les témoignages qui circulent de bouche à oreille et les renseignements récoltés lors de rencontres avec les confrères sont aussi d'une aide très précieuse.

- Comment l'expert fait-il évoluer ses connaissances ?
Le travail d'expert n'est jamais terminé. On rencontre toujours des ouvrages d'auteurs inconnus (et ils sont nombreux!). Au cours d'une carrière d'expert, on découvre, parmi ces auteurs moins connus (mais pas moins intéressants que les autres), des travaux qu'il faut alors décortiquer et répertorier en détail. Un contact s'établit ensuite entre les différents experts dont on reconnaît et respecte les connaissances (certains maîtrisent mieux que d'autres les caractéristiques d'une école, d'un style de lutherie propre à une ville: Florence, Venise, Paris ou Mirecourt) et ce contact permet de progresser. Lorsqu'un instrument nous fait douter, il faut chercher l'avis d'un confrère spécialisé dans ce type d'instrument.

- Quel est le type d'instruments difficiles à expertiser ?
Je crois que les plus délicats à expertiser sont les instruments qui appartiennent à des écoles qui se ressemblent. Il existe, par exemple, des écoles italiennes (en particulier l'école romaine et l'école florentine) très proches de l'école allemande -comme celle de Füssen. Il est parfois difficile, à ce moment, de faire la différence. En ce qui concerne l'école française du XVIIIe siècle, elle s'est inspirée de l'école italienne. Certains instruments peuvent donc prêter à confusion.
A chaque époque, se sont exercés des courants d'influences entre différents pays et on peut observer les "sources d'inspiration" des différents luthiers. Ceci venait certainement du fait que les musiciens eux-mêmes préféraient tel ou tel type d'instruments: à une certaine époque, on ne jurait que par Nicolas Amati, Jacob Stainer ou Francesco Rugger. Maintenant leurs instruments sont plutôt réservés à la musique de chambre. Les solistes cherchent de préférence des instruments à fortes voix, même si c'est au détriment de la qualité sonore.
Les instruments difficiles à expertiser sont également ceux qui sont faits en copie. La difficulté ne réside pas dans l'apparente similitude entre la copie et l'original -car on a beaucoup étudié les quelques rares copistes qui ont tenté d'imiter les grands maîtres, et on connaît leurs "erreurs"- mais il existe aussi des petits auteurs qui ont fait des instruments "à la manière de" -en général à la manière italienne: milanaise ou florentine- et qui, eux, sont plus difficiles à déterminer. Identifier un copiste reste une chose difficile.

- Vous avez écrit un ouvrage de référence sur les archets français. L'expertise d'un archet est-elle semblable ou différente de celle d'un instrument ?
Le livre que j'ai écrit en 1976 m'a demandé cinq années de recherches. J'ai été amené à faire appel à mes confrères qui m'ont confié des archets dont j'ai pu parler dans cet ouvrage. L'expertise de l'archet est sensiblement la même que celle du violon; elle est peut-être plus compliquée, plus délicate -étant donné la valeur actuelle de certains archets- car il est plus facile, par exemple, de modifier la baguette en pernambouc et la hausse en ébène montée d'or ou d'argent, que de transformer certaines parties du violon. On utilise parfois d'anciennes baguettes du XIXe ou de la fin du XVIIIe qui risquent de tromper les experts. Aussi, gardons-nous parfois l'archet en étude pendant plusieurs semaines.

- Existe-t-il des faussaires ?
Il y a très peu de véritables faussaires. En particulier à la fin du XIXe, il y avait quelques grands copistes anglais qui, toute leur vie, ont fait des copies de Guarneri ou de Stradivari, ou encore Parker qui a fait de très beaux Gagliano de l'école napolitaine. Mais chaque luthier a son "tour de main" que l'on distingue aussi bien chez les grands maîtres que chez les faussaires; c'est un peu leur signature involontaire, l'empreinte qui reste malgré, par exemple, un état de conservation pitoyable ou malgré la tentative de copier le plus parfaitement possible un auteur.

- En tant que luthier, la connaissance des "anciens" vous est-elle utile? Et par rapport au musicien ?
Il est important que les jeunes luthiers aient une connaissance de tout ce qui s'est fait jusqu'à présent et depuis trois siècles. Si certaines formes ont été réalisées par les uns ou les autres dans le passé, c'est pour certaines raisons. Il ne faut pas croire que les anciens luthiers étaient des ignorants qui faisaient tout et n'importe quoi au hasard. Certains, peut-être, mais pas les grands auteurs. Par conséquent, il faut que les jeunes luthiers, qui sourient parfois en voyant des instruments dont la finition n'est pas particulièrement bien soignée, réfléchissent à la forme générale de l'instrument, au vernis qui a été posé dessus, à la façon dont il a été construit en général. Si la sonorité est bonne, il faut en chercher les raisons. Pour la lutherie contemporaine, il faut connaître les oeuvres du passé.

- Comment voyez-vous l'expertise dans le futur ?
Je pense que l'expertise continuera à se développer. L'important, dans ce domaine, c'est d'être toujours à la recherche de la vérité. Or, on ne détient jamais complètement celle-ci. On apporte à son époque un certain bagage que l'on doit transmettre aux jeunes qui nous succéderont et qui, munis de ces connaissances, les feront grandir encore. Il ne faut pas garder pour soi le secret de l'expertise. D'ailleurs, un secret est ridicule. St-Exupéry disait: "Si vous dites quelque chose que vous ne savez pas, vous êtes un imbécile, mais si vous ne dites pas quelque chose que vous savez, vous êtes un criminel".

- Quel est votre meilleur souvenir d'expert ?
Je n'ai pas un souvenir particulier. Il est évident que rien n'est plus agréable pour un expert, lorsqu'il ouvre la boîte d'un instrument, que d'en reconnaître immédiatement l'auteur. Il m'est une fois arrivé d'ouvrir un étui et de dire à la personne, presque instantanément: "c'est un Stradivarius de l'époque 1720". Ce fut une de jouissance très intense. Ou encore, lorsqu'une personne sachant pertinemment quel instrument elle possède, vous le montre et que vous lui dites immédiatement le nom de l'auteur parce qu'il vous saute aux yeux, dans ce cas aussi, c'est une très grande et simple satisfaction.

Pour me résumer, je crois que l'expertise est tout à fait passionnante, mais c'est une chose risquée aussi. Je ne dit pas qu'un expert ne peut pas se tromper. Mais ce qu'il doit faire, lorsqu'il hésite et qu'il ne rencontre pas l'assentiment favorable d'un ou plusieurs autres experts qui connaîtraient bien l'auteur sur lequel il a un doute, c'est de dire, sans honte, à la personne qui demande son avis: "je ne sais pas".

LA RESTAURATION DES INSTRUMENTS
Si nous avons la chance, aujourd'hui encore, de pouvoir admirer les chefs-d'oeuvre de luthiers du XVIIe et du XVIIIe siècle, c'est parce que des musiciens soigneux les entretiennent, des luthiers respectueux les restaurent.
Il est deux manières de considérer un instrument : il est un outil pour le musicien et il doit servir au mieux son intention musicale; il est un objet dont la facture est basée sur des critères esthétiques, où l'enchaînement des courbes répond non seulement à la fonction sonore mais aussi à des désirs artistiques indéniables. Cette ambivalence -objet fonctionnel/objet d'art- doit être constamment présente à l'esprit du luthier qui restaure un instrument. Nous nous devons en effet de respecter l'intention artistique du facteur, la fonction physique déterminée par l'architecture de l'instrument. Quelle émotion, lors d'un travail sur tel auteur ancien, de découvrir les traces de l'outil qui a façonné les voûtes, les traces mêmes du passé! Le temps a fait son oeuvre bénéfique, patinant le vernis; l'instrument a été enrichi par le travail des musiciens qu'il a accompagnés dans leur carrière. Mais l'instrument a également souffert des maladresses, de l'ignorance, des attaques du temps.

Le détablage d'un violon est toujours émouvant. On entre un peu comme par effraction dans le corps même de l'instrument. Les cicatrices des accidents passés marquent la table: fractures, taquets, doublures, pièce d'âme; on lit ici, à livre ouvert, les avatars qu'a pu subir l'instrument, mais on mesure aussi le soin porté à ses restaurations. Quelle subtilité dans l'appréciation des lignes d'un coin, de son onglet, quelle finesse nécessaire pour les reconstituer, dans le style de son auteur, lorsqu'ils ont été endommagés. Bien ajuster une pièce ne suffit pas; retrouver la forme initiale, dans l'esthétique de l'instrument, trouver la bonne nuance de couleur pour le raccord de vernis est tout aussi important.

Mais le restaurateur doit rester humble face à l'instrument. Une restauration, même bien réussie, vieillira, elle aussi, avec l'instrument. Le luthier doit travailler en sachant qu'un confrère aura, un jour peut-être, à restaurer à nouveau l'instrument; le travail initial ne peut en aucun cas nuire aux interventions futures. Pour cela, l'usage de techniques et matériaux hérités de nos maîtres est le seul à envisager. La modernité, si elle peut nous apporter des éléments nouveaux d'analyse et des solutions techniques pour aborder des restaurations délicates, ne doit être envisagée que comme le complément et l'enrichissement d'une tradition. La patience reste le guide d'un travail simple et respectueux. Combien de violons ont été abîmés par des artisans peu scrupuleux, quelles difficultés aurons-nous demain à restaurer des instruments doublés à l'excès, restaurés avec des techniques, certes efficaces et pointues, mais employant des colles insolubles, ne laissant aux origines de l'instrument que le strict minimum? Il est des instruments qui ont perdu leur voix par trop d'interventions indiscrètes. Ici, on a revoûté telle table d'harmonie, la doublant à l'envi d'un bois bien inerte, gonflant la voûte au-delà de sa forme première; ici on a retaillé telle fracture qui ne semblait pas vouloir se refermer; là, c'est le vernis qui a souffert de l'intervention d'un artisan malhabile...
Que l'instrument soit de grande valeur ou plus modeste, le luthier et le musicien doivent savoir que nous avons affaire à des éléments d'un patrimoine que nous nous devons de garder en vie, pour que le musicien et l'auditeur puissent toujours trouver le bonheur qu' une musique sait renouveler, une musique vivante sur des instruments vivants.
François Varcin
Luthier à Paris

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