Achterland: reprise d’un classique de notre temps

par
Rosas

© Herman Sorgeloos

A ceux qui se demanderaient ce qu’un critique musical peut bien faire à une soirée de danse contemporaine, on répondra aisément en évoquant la gémellité des ces deux arts et, dans le cas qui nous occupe, l’exceptionnelle sensibilité et exigence musicale d’Anne Teresa De Keersmaeker qui vise invariablement haut dans le choix des musiques sur lesquelles elle déploie ses chorégraphies, en l’occurrence les Deuxième, Troisième et Quatrième sonates pour violon seul d’Ysaye, ainsi que les huit premières Etudes pour piano de Ligeti qui venaient à peine d’être publiées lors de la création d’Achterland en 1990.

Cette production, comme le dit si justement Elke Van Campenhout dans l’étude fouillée reprise au programme de la soirée, est un point de référence dans l’ouvre de la chorégraphe flamande. On y (re)trouve bien des caractéristiques -certains diront: des tics- du langage si typique d’Anne Teresa De Keersmaeker : les rondes, les danseurs qui chutent plus qu’à leur tour et se roulent sur le sol, mais aussi l’extraordinaire perfection technique obtenue des membres de la compagnie Rosas (les ensembles sont réglés au millimètre) et cette intelligence tant du mouvement que de la musique. On y trouve aussi une très prenante réflexion sur ce qu’on commençait à peine à appeler le genre, il y a maintenant près de 30 ans. Là où la danse classique oppose volontiers la fluidité et la grâce féminine à la force et l’énergie masculine, ici on brouille les frontières. Les mouvements des danseuses assises font que leur petite culotte (modèle Petit Bateau, blanc immaculé) est bien souvent visible, mais là où des poses très proches chez un peintre comme Balthus -dont ATDK s’est peut-être inspirée- débouchent sur une ambiguïté érotique voire un léger malaise, tout reste ici étonnamment chaste et hygiénique jusqu’à l’extrême fin du spectacle où la sensualité reprend (à peine) ses droits. Et la question du genre (mais est-elle seulement posée?) bute rapidement sur l’impossibilité de l’interchangeabilité des sexes: la fin de l’oeuvre voit un danseur tenter de reprendre la chorégraphie fluide et très légèrement lascive d’une des danseuses au tout début de l’oeuvre, mais ses déhanchements raides et maladroits prêtent à rire.
Quant à la musique, elle ne sert pas de fond ininterrompu à la danse, mais chaque fois qu’elle résonne, elle fait l’objet non pas d’une tentative d’illustration mais d’une interrogation. Et tout autant que les huit remarquables danseurs (cinq femmes et trois hommes) de Rosas, on ne manquera pas de louer les musiciens confrontés à des oeuvres extraordinairement exigeantes et virtuoses. D’abord le violoniste (discrètement amplifié) Naaman Sluchin qui occupait le devant de la scène, devenant lui aussi, en dépit de son immobilité, un élément du spectacle, ainsi que l’excellent pianiste Wilhem Latchoumia (relégué lui tout fond de la scène, mais il est vrai qu’un piano à queue prend nettement plus de place qu’un violon), stupéfiant d’aisance face aux terrifiantes complexités rythmiques concoctées par Ligeti.
Patrice Lieberman
Kaaitheater (coproduction avec Rosas et La Monnaie), Bruxelles, 14 avril 2018

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