« Adriana Mater » de Kaija Saariaho au Festival d’Opéra de Savonlinna en Finlande
Un bonheur partagé ! Au sud-est de la Finlande, à Savonlinna, une petite ville au bord du lac Saimaa, le plus grand lac d’un pays qui en compte tant et tant. A l’occasion du presque centenaire Festival d’Opéra, dans la cour d’honneur (prudemment recouverte) du redoutable château d’Olavinlinna. Au milieu d’un public nombreux manifestement heureux de se retrouver là pour ses célébrations lyriques annuelles. Au programme du festival cette saison, Lohengrin, Nabucco, Don Giovanni, La Fiancée vendue et, la raison de ma présence là-bas, l’Adriana Mater de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho (1952-2023).
Une œuvre créée à l’Opéra Bastille de Paris le 3 avril 2006, une œuvre plus que fraîchement accueillie à l’époque par une critique qui s’en prenait aussi bien au livret qu’à la partition. Et pourtant ! Voilà que cette même œuvre, dans sa production suédoise par le Norrlandsoperan, a suscité l’enthousiasme unanime.
Le livret ? Il est de l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, déjà l’auteur de celui de « L’Amour de loin », le premier opéra de Kaija Saariaho. Quelque part dans un pays en guerre (à la création, on pouvait y reconnaître les Balkans, mais les soubresauts de l’Histoire ne cessent hélas d’en actualiser les lieux), une jeune femme victime d’un viol se retrouve enceinte. Malgré les injonctions de sa sœur, elle garde l’enfant : « C’est mon fils, c’est à moi qu’il ressemblera ». Elle se réjouit de ces « deux cœurs qui battent en elle ». Mais elle est néanmoins taraudée par une terrible question : lui ressemblera-t-il ou ressemblera-t-il à son père, « sera-t-il Caïn ou Abel ? » Dix-sept ans plus tard, le fils retrouve son père, bien décidé à le tuer. Mais il découvre alors que ce père est devenu aveugle et ne peut se résoudre à l’exécuter. Il se désole de cette décision auprès de sa mère : « J’ai manqué de courage, je me suis enfui. Mère, pardonne-moi ! » Mais elle lui répond alors : « Cet homme méritait de mourir, mais tu ne méritais pas de le tuer… Si tu étais vraiment le fils de cet homme, tu l’aurais tué. J’ai enfin la réponse : le sang du meurtrier s’est apaisé en côtoyant le mien… Aujourd’hui, nous ne nous sommes pas vengés, Yonas. Mais nous nous sommes sauvés ».
Une fois encore donc (comme pour « Innocence », le deuxième opéra de Kaija Saariaho, écrit lui par Sofi Oksanen), un livret d’une remarquable interpellation humaniste nuancée à propos du crime et de la vengeance, sans manichéisme réducteur.
La partition de Kaija Saariaho confère toute son ampleur, tous ses échos, toutes ses résonances à ce questionnement. En justes tonalités, il y a les déferlements brutaux de l’agression, les déchirements douloureux d’Adriana, les conseils affectueux « raisonnables » de sa sœur Refka, les intentions vengeresses de Yonas, le fils. Et la si envoûtante et si émouvante et si rédemptrice séquence finale.
Musicalement, tout cela s’exprime dans une instrumentation et une orchestration abondantes qui sensorialisent ce qui se vit si intensément en chacun des protagonistes - ces sons-là nous bouleversent. Tout particulièrement grâce à quatre ensembles de percussions dont les très nombreux instruments aux sonorités inattendues surlignent les déploiements orchestraux. Grâce à un chœur qui ponctue, prolonge et commente en quelque sorte à la manière du chœur d’une tragédie grecque ce qui se joue et ce qui se chante. Grâce à des interventions électro-acoustiques qui concrétisent, par exemple, le passage et le prolongement des séquences des solistes au chœur, ou la dispersion de certains sons survolant le public. Une partition magnifiquement servie par le Norrlandsoperan Symphony Orchestra et le Savonlinna Opera Festival Choir sous la baguette inspirée de Ville Matvejeff. Les solistes (Emma Sventelius-Adriana, Hege Gustava Tjønn-Refka, Joshua Owen Mills-Yonas et Jonah Spungin-Tsargo) s’imposent dans la précision de leur chant, intensifiée par l’engagement de leur jeu.
La disposition scénique joue aussi son rôle dans la réception de cette représentation. Sur le plateau si étroit du château, Dan Turdén a installé quelques éléments de décor abstraits pour ce qui va apparaître en fait davantage comme une version de concert de l’œuvre. Une décision plus que bienvenue dans la transmission et l’impact de l’œuvre a été de placer les ensembles de percussions sur le plateau, comme s’ils étaient des personnages, des solistes, et d’installer les choristes en hauteur à droite du plateau, visualisation en quelque sorte du cheminement des sons.
A la fin de la représentation, l’œuvre s’éteint peu à peu, decrescendo. Un finale d’apaisement et de plénitude. Silence. Longue explosion de joie enthousiaste d’un public finlandais dont on dit qu’il est d’ordinaire plutôt réservé.
Festival - Château d’Olavinlinna
Crédits photographiques : Jussi Silvennoinen
Stéphane Gilbart