Rencontre avec Emmanuel Pahud
Emmanuel Pahud est sans aucun doute l’un des musiciens les plus marquants de sa génération. Membre de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, soliste acclamé dans le monde entier, c’est aussi une personne passionnante dont la rencontre marque toute une vie. Crescendo Magazine est heureux de le rencontrer dans le cadre de sa venue au Festival International de Colmar.
Au tout début de votre vie, votre famille a énormément voyagé. Suisse, France, Belgique, Espagne, Italie, … Cela a-t-il eu de l’influence sur le musicien que vous êtes aujourd’hui ?
Énormément, surtout le passage en Belgique, à Bruxelles, de 1978 à 1987. Mais c’est notre séjour à Rome en Italie qui a été déterminant. Ma famille n’est pas musicienne, ce sont nos voisins qui m’ont introduit à la musique classique par le piano, le violon, le violoncelle et la flûte, qui m’a tout de suite fasciné. Lorsque j’entendais la mélodie du Concerto en Sol Majeur de Mozart, elle me faisait chanter, danser, trépigner ! Un jour j’ai croisé ce jeune voisin dans l’escalier et il m’a dit : “C’est le concerto de Mozart que tu chantes ?”, et je lui ai répondu : “Tu peux m’apprendre ?”. C’est comme ça que tout a commencé !
Ensuite, nous avons donc déménagé à Uccle et je suis entré à l’Académie de musique d’Uccle, auprès de Michel Moinil, jusqu'à ma Médaille d’Or en 1985. J’ai également étudié avec Carlos Bruneel, qui venait de remporter le prix Tenuto et d’être nommé flûtiste solo de La Monnaie. Il m’a notamment préparé à cette Médaille d’Or de 1985 et au prix Tenuto. Je suis ensuite parti en France pour étudier au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. De fil en aiguille, j’ai commencé à intégrer la profession par les différents concours internationaux, etc.
Tous ces endroits m’ont nourri à travers les rencontres musicales que j’ai pu y faire, ce qui est toujours le cas aujourd’hui. Mon premier concert avec orchestre par exemple, c’était avec André Vandernoot et le Belgian National Orchestra. J’ai également pu jouer avec l’Orchestre national de la radiotélévision flamande. Mes premiers pas dans le monde professionnel de la musique se sont donc faits en Belgique.
C’est le Concerto pour flûte No.1 en Sol Majeur de Mozart qui vous a donné l’envie d’être flûtiste. Mozart, nous le retrouvons dans trois des cinq pièces que vous jouez ce soir, mais aussi notamment dans votre tout dernier disque en collaboration avec le pianiste Éric Le Sage. Comment expliquez-vous cette attirance pour le compositeur autrichien ?
Mozart est en quelque sorte un guide spirituel pour moi. Cet équilibre entre la forme, la liberté, les proportions, le côté humain et le côté réglé au millimètre de cette musique sont des choses incroyables. C’est une étoile qui m’a guidé depuis le début. J’ai flashé sur ce Concerto en Sol majeur quand j’étais gamin, à 5 ans, et c’est un flash qui ne me quitte toujours pas. Je joue toujours sa musique avec beaucoup de bonheur, que ce soit la musique de chambre, les sonates ou les concertos. Finalement, je me ressource quand je joue du Mozart. Ce compositeur nous a bien servi en tant que flûtistes avec notamment le Concerto pour Flûte et Harpe.
D’une manière plus symbolique, je partage mon anniversaire avec lui, le 27 janvier, mais aussi avec Renaud Capuçon, Éric Tanguy, Roger Bourdin, etc. C’est une bonne étoile, un petit symbole sympathique. Mais ce qui m’attire chez Mozart c’est vraiment l’expression qu’il met dans sa musique, l’équilibre parfait qu’elle contient, la suggestivité de ses œuvres entre la manière de faire et puis tout ce que ça peut évoquer chez les musiciens et les auditeurs. Je trouve ça très admirable, simultanément très expressif et très profond.
Après toutes ces années à côtoyer ce compositeur, est-ce que l’on connaît tout de lui ? Ou est-on encore surpris ?
Curieusement, on continue toujours à découvrir de nouvelles formules. Les compositeurs sont un peu comme des alchimistes qui ont inventé des choses qu’on peut voir comme des monuments ou des chefs-d'œuvres pour l’humanité. C’est avec des cadeaux de ce calibre-là que l’on se rend compte qu’à chaque fois qu’on se met à l’ouvrage, on redécouvre des petits détails, des beautés, des connections entre les thèmes des différents mouvements qui permettent de réévaluer sa lecture de l'œuvre. Cela apparaît également à la lumière de collaborations, avec de nouveaux musiciens, une nouvelle formation ou simplement en évoluant de génération en génération avec différents bagages et une autre vision des œuvres. C’est un discours qui me nourrit énormément dans mon approche de cette musique.
La flûte traversière est un instrument qui a une longue histoire et un large répertoire construit par certains des plus grands compositeurs de musique savante, quel rapport entretenez-vous avec les compositeurs contemporains ?
J’adore le contact avec les compositeurs. Je peux me comparer à un acteur ou à un prêtre et les compositeurs sont ceux qui écrivent les textes sacrés, ce sont eux les créateurs. Parler avec les compositeurs actuels me permet également de comprendre Bach, Mozart, Schubert, Beethoven, etc, autrement et d’analyser d’une manière moins conventionnelle que celle que j’avais apprise au conservatoire. Cela ne s’applique bien sûr pas qu’au répertoire pour flûte seule mais aussi à la musique de chambre ou à la musique d’orchestre que je sers une semaine sur deux au Philharmonique de Berlin.
Avec ces rencontres je peux approcher différemment la structure, l’évolution de la structure, le jeu avec la forme et l’expression. Parler avec ces compositeurs c’est avoir accès à un jeu de clef totalement différent, ce que je trouve fascinant. C’est quelque chose qui n’était pas acquis avec les études et que ces rencontres avec des compositeurs et chefs d’orchestres au fil du temps m’ont amené.
Les créations que vous réalisez vous poussent-elles encore parfois dans vos retranchements ?
Oui et en permanence d’ailleurs, c’est le but. À chaque fois, je demande au compositeur de ne surtout pas me faire un costume sur mesure. Bien sûr, ils utilisent certaines de mes ressources, de mes qualités mais je leur demande surtout de se projeter, d’écrire pour moi comme s'ils écrivaient un opéra, une symphonie, une œuvre d’une autre dimension qui nous fasse partir ailleurs. C’est mon rôle de les aider dans cette projection, en créant une sorte d’hologramme lors du concert. Ceci s’applique également à la musique ancienne. Le rôle de l’interprète est le même, celui de donner cette dimension à la musique vivante.
Cela fait 32 ans que vous êtes flûtiste à l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Quelles sont les différences entre Emmanuel Pahud musicien d’orchestre de 22 ans et Emmanuel Pahud maintenant ?
C’est curieux mais je n’ai pas le sentiment d’avoir pris une ride ! Bien sûr mon bagage d’expérience, mes réflexes et mon anticipation sont meilleurs maintenant. On était toute une génération à rejoindre le Philharmonique de Berlin dans les années Abbado pour remplacer ceux qui avaient redémarré l’orchestre après-guerre. On a grandi ensemble, on a beaucoup de confiance les uns envers les autres et on a vraiment un esprit d'équipe qui permet à chacun de donner le meilleur de lui-même de façon individuelle mais avec un sens du collectif incroyable. C’est cet esprit d’équipe qui fait que le temps passe mais qu’on continue à se développer ensemble. C’est ça la qualité folle de cet orchestre, et des directeurs musicaux qui se sont succédés. En restant autant d'années, on les voit passer ! Mais l’envie est la même de respecter ce capital musical et de nous exprimer, de développer cette approche philharmonique, de se remettre en question à chaque concert et de grandir pour continuer à écrire de belles pages de la musique symphonique.
En 32 ans vous avez vu passer les plus grands chefs et solistes, parcouru un répertoire gigantesque, quels sont vos plus beaux souvenirs musicaux ?
C’est toujours une question difficile, parce qu’il y en a tellement ! Je me souviens d’une quatrième de Brahms avec Carlos Kleiber l’année de mon arrivée, la seule et unique fois où j’ai pu jouer sous ce chef unique de par son parcours et son choix de répertoire très restreint. Je peux aussi citer des concerts magnifiques avec Claudio Abbado, dont notamment la neuvième de Mahler qui est une musique dans laquelle on se consume totalement au fur et à mesure, et il a réussi à mourir 27 fois la même année ! Il y a aussi la cinquième de Tchaikovski, en tournée à Tokyo, qui était incendiaire, d’une intensité et d’une beauté folle. Puis avec Simon Rattle, des Passions selon Saint-Matthieu mises en scène par Peter Sellars qui furent d’une intensité poignante, avec un dialogue entre les instruments et les voix presque palpable et visible, avec le souffle des chanteurs et des musiciens qui se mêlaient.
Ce sont des moments d’une qualité incroyable ! Aujourd’hui, avec Kirill Petrenko, on accède à une sorte de Parnasse de la perfection au niveau du son de l’orchestre, de l’ensemble, la texture, les couleurs qui créent des sonorités magiques que je n’avais jamais entendu auparavant. C’est une quête perpétuelle, être au milieu de cet orgue incroyable que peut être un orchestre est quelque chose de formidable.
Musicien d’orchestre, chambriste, concertiste, soliste. Quel rôle vous convient le mieux ?
Aucun, sinon j’aurais choisi depuis longtemps ! Si je joue tous ces rôles de front depuis une trentaine d’années maintenant c’est parce que, pour moi, ils se nourrissent l’un l’autre. Il n’y a qu’un seul monde musical, dans lequel la flûte exerce différentes fonctions. J’essaye de vivre cette musique à fond, dans toutes ses possibilités.
Une semaine d’orchestre est une période qui va m’enrichir et qui va me permettre d’ouvrir la fenêtre sur une semaine de musique soliste ou chambriste, avec une autre écoute, une autre vision. Et vice versa, j’arriverai au Philharmonique de Berlin la semaine suivante enrichi de l’énergie que j’aurai récolté lors de cette semaine de création par exemple, ou autour d’un projet de musique de chambre comme du Schoenberg, du Mozart ou du Bach. Après tout, peu importe l’époque de la musique, notre rôle à nous est de mettre les auditeurs d’aujourd’hui en contact avec nous et de leur permettre de vivre cette musique.
Votre vie musicale est incroyablement chargée depuis de nombreuses années, ce qui n’a pas laissé la place à un rôle de pédagogue. Est-ce que cela vous attire tout de même ?
Pour l’instant ce rôle n’est pas possible, avec plus de 150 concerts par an, les voyages et répétitions que cela implique, il n’y a plus de temps pour enseigner. Depuis 2020, j’ai tout de même pu y consacrer un peu plus de temps, notamment pendant la pandémie. Actuellement c’est plus compliqué de trouver le temps, mais j’interviens à l'académie Barenboim et l’académie Karajan, qui sont des cadres très limités. C’est d’ailleurs plus une activité de coaching pour jeune professionnel que de pédagogue.
Malgré tout, je fais beaucoup de rencontres avec des classes et des étudiants, quand je suis en tournée j’essaye d’organiser des masterclasses, des répétitions ouvertes, des séances questions/réponses, etc. Même si la plupart du temps, les étudiants préfèrent demander des photos et des signatures plutôt que de m’écouter pontifier sur tel ou tel sujet ou leur dire de travailler leurs gammes et leurs arpèges !
Ceci dit, travailler ses gammes a une place très importante dans ma pédagogie. Personnellement, je les ai travaillées avec beaucoup de plaisir, en pensant toujours dans un sens musical. Si on travaille de la technique, on joue de la technique et, inversément, si on travaille en gardant une envie musicale même dans ses gammes, cela se ressentira dans notre jeu. Dans une gamme, j’entends du Bach, du Beethoven, du Mozart, du Schubert, du Prokofiev, du Ravel ou du Debussy, ce sont d’autres gammes, d’autres arpèges, mais il faut les travailler en gardant ce côté musical. Il faut toujours jouer les notes comme si on voulait les entendre, en se plaçant dans la peau de celui qui va recevoir. Plus que de s’exprimer soi-même, il faut réussir à atteindre l’autre.
Votre dernier disque est à peine sorti que l’on attend déjà avec hâte le suivant. Il y a-t-il un projet en cours dont vous pouvez nous parler ?
Nous avons plusieurs projets en chantier, mais je ne sais pas dans quel ordre ils seront publiés. Nous venons de sortir coup sur coup deux disques enregistrés à Namur, l’un dédié à des œuvres de Clara et Robert Schumann ainsi que Félix et Fanny Mendelssohn et l’autre consacré à des sonates, originellement pour violon et piano, de Mozart. Après ce petit passage en récital, je pense que nous allons retourner vers la création et le concerto, le contemporain, afin d’illustrer ce que j’ai pu faire ces dernières années. Ça dépend bien sûr de plein d’autres partenaires, je n’en suis donc pas sûr mais j’aimerais que cela soit la prochaine étape, le prochain album. Cela me permettrait de compléter ma discographie avec de nouveaux concertos pour flûte qui ont été écrits pour moi ces derniers temps et que j’ai créés avec beaucoup de bonheur. Cela pourrait être notamment le concerto Ceremony de Toshio Hosokawa, créé à la Tonhalle de Zurich en 2022 et dans lequel le flûtiste est une sorte de chaman. Ou alors Lux stellarum de Erkki-Sven Tüür, compositeur Estonien, que j’ai créé avec Paavo Järvi à Berlin et à Zurich. Il y a aussi le concerto Saccades de Philippe Manoury, qui est très réussi. Ce sont des œuvres que je reprendrai avec bonheur ces prochains mois, sur les scènes du monde entier, et j’espère que nous aurons l’occasion de les réunir sur un disque prochainement.
Le site d'Emmanuel Pahud : http://www.pahudemmanuel.com
A écouter :
Mozart Stories. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Sonates pour violon et piano K. 296, 304, 378 et 379, transcrites pour la flûte. Emmanuel Pahud, flûte ; Eric Le Sage, piano. 2022. Notice en français, en anglais et en allemand.73’00’’. Warner 5054197893520.
Interview réalisée par Alex Quitin, Reporter de l’IMEP.
Crédits photographiques : Anoush Abrar avec la permission de Classeek
Festival International de Colmar, 11 juillet 2024.