Allan Pettersson, les accents de l’angoisse et de la douleur
Allan Pettersson (1911-1980) : Concerto pour violon et quatuor à cordes ; Deux Élégies pour violon et piano ; Andante espressivo pour violon et piano ; Romanza pour violon et piano ; Lamento pour piano solo ; Quatre Improvisations pour trio à cordes. Ulf Wallin, violon ; Sueye Park et Daniel Vlashi Lukaçi, violons ; German Tcakulov, alto ; Alexander Wollheim, violoncelle ; Thomas Hoppe, piano. 2022. Notice en anglais, en suédois, en allemand et en français. 59.30. SACD BIS-2580.
Le musicologue et critique Jean-Luc Caron (°1948), qui est aussi médecin, a consacré la plus grande partie de ses travaux à la musique scandinave. Il s’est notamment penché sur la biographie et l’œuvre de Sibelius, Nielsen et Grieg, mais aussi sur la personnalité d’Allan Pettersson. Il a publié un livre sur ce dernier (L’Age d’Homme, 2006) dont le sous-titre est « le musicien de la douleur et de l’angoisse ». Ce compositeur suédois a vécu en effet une existence tragique dont on soulignera la part de souffrances : enfance malheureuse, dans un milieu miséreux avec problèmes d’alcool du père, marquée par l’achat d’un violon acquis en vendant des cartes de Noël, études au Conservatoire de Stockholm peu valorisantes, passage à l’alto qui lui convient mieux, octroi d’une bourse et départ pour Paris où ses projets sont contrariés par la guerre, retour en Suède où il occupe un poste d’altiste. Paris à nouveau, après le conflit : il travaille la composition avec Honegger et Leibowitz et a aussi des contacts avec Milhaud et Messiaen. Mais dès ses quarante ans, Pettersson est frappé par une polyarthrite rhumatoïde qui va entraîner une dégradation de son état de santé, des douleurs fréquentes et intenses et une fin prématurée, précédée d’une longue agonie. En dépit de ce lourd vécu, Pettersson a laissé un catalogue qui est loin d’être mince : seize symphonies, divers concertos, de la musique vocale et de chambre, répertoire bien mis en valeur par Dacapo pour les aspects orchestraux, et surtout par le label BIS, grâce auquel le Suédois est bien documenté. Le 21 juillet 2019, Olivier Vrins s’est fait l’écho du Concerto pour violon et orchestre n° 2 de 1977 et d’un fragment de l’inachevée Symphonie n° 17.
Le présent album est un panorama significatif de la production de Pettersson entre 1934 et 1949. Nous l’aborderons dans l’ordre chronologique, qui n’est pas celui du programme. Les Deux Élégies mélancoliques pour violon et piano, pages brèves d’un créateur de 23 ans, prennent déjà un peu de distance avec la tonalité. Les Quatre Improvisations pour trio à cordes de 1936 permettent au violon, à l’alto et au violoncelle de se lancer dans une variation de climats aux accents prononcés en termes de vivacité ; on est proche de Bartók par la liberté de ton. Pettersson, qui est depuis peu passé du violon à l’alto, trouve un équilibre entre les diverses voix. Le court Andante espressivo pour violon et piano de 1938 se nourrit de couleurs chaleureuses qui font quelque peu écho à des souvenirs impressionnistes. Quant à la Romanza pour le même duo (1942), elle déborde de douceur et de fine poésie. On y ajoute un bref Lamento (1945), seule page du compositeur pour piano seul, où règne une contemplation pensive. Le violoniste suédois Ulf Wallin, qui a déjà gravé pour Bis en 2018 le Concerto n° 2 pour violon, est à l’aise dans ce répertoire dont la dominante est la chaleur expressive. L’altiste russe German Tcakulov, professeur à Karlsruhe, et le violoncelliste berlinois Alexander Wollheim pour le Trio, et le pianiste allemand Thomas Hoppe se révèlent de dignes partenaires.
Le Concerto pour violon et quatuor à cordes de 1949, pièce de plus grande dimension avec un effectif à tendance chambriste, précède ces diverses pièces. La notice bien documentée de Per-Henning Olsson, qui en déjà signé d’autres pour des œuvres de Pettersson, cite une description du compositeur quant à sa partition qui dépasse les trente-cinq minutes. On y retrouve le rappel des souffrances subies : J’ai composé un concerto pour violon qui est symptomatiquement chargé de dissonances jusqu’au point de rupture. Dans le milieu où j’ai grandi, j’ai absorbé la douleur dégagée par les gens qui m’entouraient. Il y avait des causes concrètes : ils étaient pauvres, brisés, malades, mais le pire c’est qu’ils étaient soumis. Aveu de première importance face à une partition qui, lors de sa création, a suscité des réactions critiques et a été qualifiée « d’expressionnisme ultra-difficile ». Ce concerto exige beaucoup des interprètes en raison de son écriture multiple et radicale qui impose, dans un climat où l’affliction et les affres, voire l’angoisse, sont toujours au premier plan, de la polytonalité et de la polyrythmie, mais aussi des effets sur le bois de l’archet ou derrière le chevalet. Ce qui provoque chez l’auditeur un impact qui le fait participer physiquement à cette entreprise musicale qui est sans doute une sorte d’exutoire contre les tourments. Car Pettersson écrit ce concerto à l’époque où la maladie rhumatoïde contre laquelle il devra lutter va s’imposer à son quotidien. Certains accents sonnent parfois comme un passage d’une vie qui a déjà eu sa part de souffrances à une phase qui la rendra encore plus insupportable. On sort de cette œuvre dérangeante meurtri soi-même par un parcours que l’on ne peut s’empêcher d’assumer émotionnellement.
En 1995, le violoniste allemand Ulf Hoelscher avait gravé ce concerto avec le Quatuor Manderling pour CPO. La version livrée par Ulf Wallin et un quatuor constitué par la Coréenne Sueye Park, et l’Espagnol Daniel Vlashi Lukaçi, qui ont tous deux étudié le violon avec Wallin, l’altiste russe German Tcakulov et le violoncelliste allemand Alexander Wollheim (ces deux derniers présents à pour d’autres moments du programme), se révèle très investie. L’engagement est constant, l’expression est souvent à fleur de peau et la concentration maximale. Même si une autre version, déjà intense, a été disponible en 2001 par la Chinoise Yamei Yu et le Quatuor de Leipzig (MDG), nous accordons notre préférence à la nouvelle, d’autant plus que la prise de son est magnifique.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix