Allégories du miroir et théâtralité de l’intime, avec la viole de Kaori Uemura

par

Kagami. Tobias Hume (c1569-1645) : Good againe. Marin Marais (1656-1728) : Prelude en harpegement [Livre V, Suitte en fa majeur] ; La Fougade [Livre IV, Suitte d’un goût étranger] ; Fantaisie [Livre II, Suitte en la majeur]. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Adagio, Allegro, Andante [Sonate en ré majeur BWV 1028] ; Andante [Concerto italien BWV 971]. Charles Dollé (c1710-1755) : Première Suitte [Pièces de viole avec la basse continüe]. Henry Purcell (1659-1695) : When I am laid in earth [Dido ans Aeneas –arrgmt Ryosuke Sakamoto]. François Couperin (1668-1733) : Pompe Funebre [Suite II]. Kaori Uemura, viole de gambe. Ricardo Rodriguez Miranda, viole de gambe. Aline Zylberajch, clavecin. Juin-juillet 2022. Livret en anglais, allemand, français, japonais. TT 62’56. Ramée RAM2204

Nous avions succombé à Yuu. Gentleness and Melancholy, le précédent album de Kaori Uemura, en regrettant alors : « moyennant quelque complice invité, qui certes aurait dépareillé le sillon soliste auquel ce parcours ne déroge pas, on aurait pu imaginer que d’autres œuvres (telles la Pompe funèbre de Couperin ou le Tombeau de Charles Dollé) rejoignent cette anthologie. » Notre vœu a été exaucé puisqu’on retrouve ces pages sur ce nouveau disque, intitulé Kagami (Miroir), et qui nous embarque dans un autre voyage, explicité avec force références dans le livret, parfois distendu, toujours poétique et cultivé.

Voilà précisément quatre cents ans paraissait As you like it de William Shakespeare, dont une célèbre citation figure en exergue de la notice : « le monde entier est un théâtre et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs ». Le florilège commence par une pièce soliste de Tobias Hume, qui plante activement le décor, et se poursuit avec deux scénographies empruntées à Marin Marais : un harpegement pour simuler un lever de rideau, une Fougade pour illustrer la versatilité des postures au gré des modulations. Dans l’Adagio de la Sonate BWV 1028, le cheminement du clavecin escorte l’apparition d’un personnage et son monologue. Le Tombeau que Charles Dollé dédia à Marais endosse alors des fragments de vie quotidienne, comme autant de péripéties de l’intime sous couvert d’hommage.

En guise d’Acte III à son itinéraire dramatique, le programme fait préluder l’Andante de la Sonate en ré majeur de Bach, antichambre à l’air When I am laid in earth de Purcell dont le lamento (ici arrangé par Ryosuke Sakamoto) et la descente chromatique sur une quarte se chargent d’une résonnance morbide, en écho à la détresse suicidaire de Didon. La Pompe funèbre de Couperin et l’Andante du Concerto italien prolongent l’atmosphère de deuil, mais appellent aussi à la résilience. Si la vie incruste sa réalité dans l’image spéculaire, on mesure l’intelligence des associations symboliques de cette anthologie quand la mélodie de ce BWV 971 (conçu pour le clavier) se voit arrangée pour la viole : une mise en abyme qui voudrait focaliser ce programme théâtral dans les portées d’un compositeur qui nous laissa tant de fugues-miroir. Vertu de la chiralité : des objets renversés selon l’axe longitudinal mais qui peuvent se superposer, se réconcilier quand on les appose sur la surface réfléchissante. C’est pourquoi on ne peut y lire un texte qu’inversé. 

Question qui ne se pose pas pour une structure symétrique telle la tonalité de la Fantaisie de Marais qui clôt l’album, axée sur la trialité la majeur / la mineur / la majeur. La douleur au cœur de l’exubérance. La fin est le commencement. Tout ne se perd pas dans ce qu’on croit une disparition : le contraire renaît du contraire par une génération circulaire, si l’on en croit Socrate vu par Platon. Ce qui explique peut-être que le récital débutait par un Goode againe de Hume. La boucle est-elle ainsi bouclée dans cette volte-face qui paraphe une riche dissertation philosophique en musique, dont on voudrait embrasser les fertiles strates de sens et les dialectiques du sensible et de l’intelligible ? « Matin de printemps Mon ombre aussi Déborde de vie » écrivait Kobayashi Issa dans son haïku.

On considérera en tout cas l’exploration de ce disque comme une peinture des émotions humaines, qui « reflète les profondeurs intérieures du moi comme le fait un miroir », ainsi que l’ambitionne l’interprète japonaise, incitant à profiter « pleinement de ce monde ». Un captivant objet d’art et… de réflexion, servi par un trio attentif, sans une once de narcissisme, mais qui prend le temps de ciseler et questionner le texte, jusque dans les pièces virtuoses (cette Fantaisie tellement moins térébrante que par les frères Hantaï chez Virgin), et d’en laisser s’épanouir l’essence allégorique qui guide ce projet. Évoquer sans contraindre : un écheveau du même et de mime, qui entretient la liberté de conscience.

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

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