Bach par deux talentueuses organistes

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Vor deinen Thron. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Toccata, Adagio et Fugue en ut majeur BWV 564 ; Nun komm, der Heiden Heiland BWV 659 ; Allein Gott in der Höh sei Ehr BWV 664b ; Prélude et Fugue en si mineur BWV 544 ; Kyrie, Gott Vater in Ewigkeit BWV 669 ; Christe, Aller Welt Trost BWV 670 ; Kyrie, Gott heiliger Geist BWV 671 ; Passacaille en ut mineur BWV 582 ; Vor deinen Thron tret’ ich hiermit. Saya Hashino, orgue. Livret en allemand, anglais, français. Décembre 2020. TT 71’12. Solo Musica SM 395

Holy Spirit. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Fantasia super Komm, Heiliger Geist BWV 651 ; Komm, Heiliger Geist BWV 652 ; Sonate en trio no 3 en ré mineur BWV 527 ; Toccata et Fugue en ré mineur BWV 565 ; Fantaisie en sol majeur BWV 572 ; Passacaille en ut mineur BWV 582. Johann Adam Reincken (1643-1722) : Fugue en sol mineur. Heinrich Scheidemann (1595-1663) : Komm, Heiliger Geist, Herre Gott. Ann-Helena Schlüter : Rapture ; Shades. Ann-Helena Schlüter, orgue. Livret en allemand, anglais. Avril 2021. TT 78’23. Audite 97.801

Deux talentueuses organistes nous proposent chacune une carte de visite où Bach est à l’honneur et où leur style s’avère bien distinct : sagesse et rayonnement pour celle qui, venue du Japon, s’est installée en Suisse romande, impulsion et vitalité pour Ann-Helena Schlüter. « Vers ton trône je m’avance » : le remarquable album de Saya Hashino converge vers le testamentaire choral du Cantor de Leipzig, auquel il emprunte son titre, cet évanescent Vor deinen Thron tret’ ich hiermit qui referme le corpus BWV 651-668 et appartient déjà à un autre monde. Le programme soutire deux autres chorals à ce canonique cycle des dix-huit (le 664b et le célèbre Nun komm, der Heiden Heiland), et trois autres préludes à la Clavier-Übung III, ceux qui constituent les versets du Kyrie pedaliter de la « messe luthérienne ».

Le versant profane du CD débute par le triptyque BWV 564, où la musicienne nippone révèle déjà ses qualités de mesure, d’ample respiration, au service d’un jeu opulent et nourri de l’intérieur. Des vertus de somptuosité et d’architecture que l’on retrouve dans le Prélude et Fugue en si mineur, parachevées dans une lecture grandiose de la Passacaille : une prestation plus retenue que celle d’Ann-Helena Schlüter, mais non moins intense, à la fois mobile et inexpugnable, -un cortège sacré qui émanerait d’une « femme flexible et ferme aux silences suivis d’actes purs », comme dirait Paul Valéry.

La notice nous indique que Saya Hashino est maître de Reiki, -lors on se plaît à imaginer combien sa science contribue à la prodigieuse harmonie de ses phrasés, à la parfaite distribution des énergies spirituelles qui animent les partitions. Sur un orgue de 1979 tout récemment restauré, de facture classique française comptant Sesquialtera, niché dans l’église Saint-Germain au cœur de Genève, dix-huit jeux (dont deux sous transmission au pédalier) suffisent à nantir le texte de toutes ses qualités plastiques, magnifiées par une splendide captation. Aucune minceur à craindre, les volumes s’épanouissent en majesté, assis sur Bourdon et Basson 16’. Un témoignage de grande âme, qui élève et envoûte. À l’instar des huit mesures conclusives de l’Adagio (8’47-10’12) où au terme d’un cantabile qu’elle ornemente finement, Saya Hashino nous laisse ardents et sereins, contempler ces énigmatiques nappes d’accords. Oreilles et esprit sont comblés par tant de plénitude. On ne peut qu’espérer une suite discographique à cet album en tout point admirable.

Après ces baumes et onguents, voici un vivifiant programme autour du Saint-Esprit, sur l’orgue de Waltershausen. Ann-Helena Schlüter a plus d’une corde à son arc ; elle se distingue autant comme organiste que pianiste de concert, et sa biographie dans le livret la dit encore musicologue, poétesse et écrivain. Elle peint aussi -l’illustration de couverture est de son pinceau. Après un album dédié a rien moins que le Teil 1 du Clavier bien tempéré (Hänssler, 2017), ses débuts discographiques à l’orgue incluaient une large part de Bach (dont les six Schübler) sur le Blancafort de Valence, alors qu’elle venait juste d’aborder la pratique de l’instrument à tuyaux. Un talent des plus polyvalents et précoces. Essentiellement consacré à un compositeur que son site internet dit son favori, le présent CD annonce un titre (Holy Spirit) qui légitime le choix de certaines pièces : les deux chorals Komm, Heiliger Geist de Bach, celui d’Heinrich Scheidemann, le célébrissime diptyque BWV 565 armé de zèle pentecôtiste. En revanche, le lien est moins évident avec la Passacaille, la Sonate, et la Fantaisie BWV 572 que l’on associerait plus volontiers au temps de Noël. Dans ce parage, la loquace Fugue de Reincken fait au mieux figure de plaisant interlude.

On aurait ainsi aimé que la notice, qui s’embarque sur de longs et incongrus parallèles entre la facture baroque et celle de Cavaillé-Coll, nous éclaire sur le programme retenu, y compris sur les deux œuvres d’Ann-Helena Schlüter elle-même, dont on ne saura rien. Le parcours est servi sur l’historique Trost de l’église de Waltershausen, un des orgues baroques les plus vastes de Thuringe (47 jeux sur trois claviers & pédalier), souvent choisi pour Bach : pour s’en tenir à des parutions récentes, il échoit d’un volume au sein des intégrales menées par Jörg Halubek (Berlin Classics) et le couple Lebrun-Leurent (Monthabor). L’acoustique peu réverbérée valorise la matité des textures et s’avère propice à un jeu sculptural

On apprécie ce relief dès la puissante Fantasia BWV 651, à renfort d’anches 32’. Pour un instrument qu’elle dompte depuis une date somme toute très récente, on ne peut que saluer la maîtrise technique et l’autorité qui se dégagent de l’interprétation de la jeune musicienne germano-suédoise. Les intuitions stylistiques semblent souvent justes, malgré quelques impulsivités, quitte à se brûler les ailes dans le BWV 565 : on apprécie le zèle heurté et disruptif imposé à la Toccata (d’autant qu’il se relie bien à la thématique liturgique), mais cette Fugue qui galope et s’agite éperdument, en état d’alerte, intensifiant progressivement la registration, ne sera peut-être pas du goût des oreilles férues d’équilibre polyphonique et de continuité discursive. On pourra toutefois la digérer comme un coup d’éclat au sein d’un parcours globalement convaincant, du moins très stimulant.

Solo Musica = Son : 9,5 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Audite = Son : 8,5 – Livret : 7,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 8 à 9

Christophe Steyne

 

 



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