Beatrice Rana et la peur de la mort et de la solitude chez Chopin et Beethoven

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Frédéric Chopin (1810-1849) : Sonate pour piano n° 2 en si bémol mineur op. 35 « funèbre ». Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Sonate pour piano n° 29 en si bémol op. 106 « Hammerklavier ». Beatrice Rana, piano. 2023. Notice en anglais, en français, en allemand et en italien. 71.20. Warner 5054197897658.

Aucun album de l’Italienne Beatrice Rana (°1993), originaire de Copertino, dans la province de Lecce, région des Pouilles, n’a laissé indifférent, qu’il s’agisse des Variations Goldberg de Bach, de Tchaïkovski, Scriabine, Ravel ou Stravinsky, mais aussi de Chopin. Le 11 octobre 2021, nous avions signalé comme un événement la réunion, chez Warner, des Études op. 25 et des quatre Scherzos du Polonais. Nous avions alors souligné la puissance, voire la violence du propos, le souci du détail et le dynamisme narratif, qui bousculaient nos habitudes d’écoute. Chopin est à nouveau présent, avec sa Sonate funèbre, dans un couplage inédit avec la Hammerklavier de Beethoven, dont le choix inhabituel ne laisse pas de surprendre. 

Dans un entretien à son domicile romain avec le critique anglais Jeremy Nicholas, Beatrice Rana explique que ces deux Sonates en si bémol transcendent la condition humaine de manières très différentes…, mais en somme pas si différentes que ça, car elles sont toutes deux très liées à la peur de la mort et à la peur de la solitude. Chacune trouve des solutions par des voies distinctes. Je crois que c’est ce qui rend le couplage de ces deux œuvres très intéressant. Et audacieux, ajouterons-nous, car, face à un rapprochement qui ne crée pas l’évidence, Beatrice Rana ajoute que les derniers mouvements de chaque partition sont des expériences : dans le Beethoven, chaque ligne part dans tous les sens (la fugue !), et, dans le Chopin, les deux mains restent parallèles tout le temps que dure le mouvement. 

À n’en pas douter, cet album fera l’objet d’avis en sens divers. On y retrouve, dans Chopin, les mêmes caractéristiques que nous avions soulignées en 2021 (puissance, violence, souci narratif), de forts contrastes venant secouer le premier mouvement de la Sonate n° 2 d’où sourd une angoisse appuyée par la vivacité, avec des errements qui confinent au tragique, avant un Scherzo où la fougue et la mélancolie se conjuguent pour des murmures ombragés. Très intériorisée, la Marche funèbre est poignante et mystérieuse, pleine de fêlures sans excès mais à fleur de peau, la pianiste lui octroyant même une part de surhumain, d’übermenschlich. Il y a là comme une recherche de transcendance méditative, qui va du rêve au murmure, expérience bluffante, que le bref et étrange Final ouvre sur le néant. Une version très personnelle qui ne fera pas l’unanimité, son originalité apparaissant parfois maniérée dans son architecture à la fois dynamique et recueillie. En ce qui nous concerne, nous adhérons à cette démarche qui ne ressemble à aucune autre, dans ce qu’elle a de visionnaire et de dérangeant, sinon d’hallucinatoire.

Que dire alors de la Hammerklavier, où, là aussi, de forts contrastes, énergiquement rythmés, apportent des bourrasques de tension dans un Allegro initial échevelé ? Elle nous éloigne des habitudes d’écoute que nous ont procuré les « classiques » que sont, parmi d’autres, Claudio Arrau, Alfred Brendel, Rudolf Serkin ou Maurizio Pollini. Beatrice Rana se lance dans un discours haletant et vif, qui ne manque pas de dureté de toucher. Il se prolonge dans un Scherzo à la nervosité concentrée, qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère ardente que conférait la pianiste, dans sa gravure citée plus avant, aux Scherzos de Chopin ! L’Adagio sostenuto se présente comme une immense méditation intérieure, qui se déploie à travers ses nuances lyriques ou rythmiques. La pianiste a travaillé cette sonate pendant la période d’isolement forcé par la pandémie, elle y a trouvé une réponse à la solitude et s’est nourrie de son introspection. C’est sans doute sous cet aspect de « confinement » qu’il faut l’accueillir, comme une expérience salvatrice qui s’inscrit en faux contre le silence. Cette approche, que l’on qualifiera de quasi philosophique pour une mise à plat d’un vécu personnalisé, s’égare parfois, de façon extrême, jusqu’aux limites du silence. Celui-ci est battu en brèche par un dernier mouvement au sein duquel la fugue qu’est l’Allegro risoluto va faire toute la place à un déferlement virtuose des plus impressionnants, d’où les affres semblent avoir été bannis pour permettre à l’énergie de se donner libre cours. Cette fois, on peut ne pas suivre tout à fait Beatrice Rana dans son héroïsme sans doute admirable, mais dont l’émotion est quelque peu gommée par les vagues successives des notes.

On saluera, encore une fois, l’audace d’un programme enregistré fin-avril/début mai, puis en juillet 2023, dans l’Auditorium Parco della Musica de Rome, dans un son qui rend le piano très proche. En tout cas, on ne peut que savoir gré à une artiste qui sort ainsi des idées reçues, et dont le tempérament a beaucoup à transmettre. Le présent album enrichit la connaissance d’une virtuose qui est l’une des personnalités les plus attachantes de notre temps. 

Son : 9,5  Notice : 9  Répertoire : 10   

Interprétation : Chopin : 10 ; Beethoven : 8,5

Jean Lacroix

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