Bel écrin pour un bourdon !

par

JOKERNikolai RIMSKY-KORSAKOV (1844-1908)
Le Conte du Tsar Saltan

I. Petrov (le Tsar Saltan), E. Smolenskaïa (Militrissa), V. Ivanovsky (le prince Guidon), G. Oleinichenko (la Princesse-Cygne), E. Verbitskaïa (Babarikha), solistes, choeurs et orchestre du Théâtre Bolchoï, dir.: Vassili NEBOLSSINE
2014-ADD-71' 03'' et 76' 01''-Notice et argument en russe, anglais et français-pas de livret-Melodiya MEL CD 10 02199

Hormis (un peu) La Fiancée du Tsar, Kitège et Le Coq d'or, les opéras de Rimsky-Korsakov ne se sont jamais imposés en Occident. Le Conte du Tsar Saltan, créé en 1900, appartient pourtant à la plus haute maturité du compositeur et a tout pour plaire. Une intrigue d'après Pouchkine, aussi fantasque qu’irréelle, de très nombreux airs et duos superbement lyriques, des choeurs admirables et un tube increvable : le fameux "Vol du bourdon". Malgré pareils atouts, cet opéra en un prologue et quatre actes reste obscur et, pour le connaître, il faut se tourner vers l'enregistrement. Il partage cette infortune avec d'autres chefs-d'oeuvre du maître, comme Snégourotchka, La Nuit de Noël, ou Sadko. A ma connaissance, la version que voici en est la seule, du moins en russe et en CD (il existe une version allemande de 1952, rééditée chez Walhall en 2009). Elle date de 1958, et regroupe la fine fleur du Bolchoï d'alors, jusqu'au petit rôle du bouffon, chanté par Marc Rechetine, futur éminent Boris. Prise de son un peu sèche, bien sûr. Vocalement, la palme est remportée par Oleinitchenko, radieuse Princesse-Cygne, dont l'intense scène initiale du deuxième acte est un joyau lyrique de la plus belle eau. Le prince Guidon d'Ivanovsky est tout aussi rayonnant : leur grand duo est un autre moment fort de la partition. Celle-ci regorge de richesses : ainsi les interventions de Saltan lui-même (la belle basse Ivan Petrov, autre Boris d'envergure) ou celles de la douce Militrissa, petite Cendrillon russe, martyrisée par ses deux sottes de soeurs et par la vilaine Babarikha. Les choeurs sont évidemment somptueux (finales des actes I et III, couronnement de Guidon). Mais c'est sans doute l'écriture orchestrale qui séduira le plus : rarement Rimsky-Korsakov, orfèvre en la matière, l'aura aussi peaufinée. Il faut écouter les scintillants interludes entre chaque acte, repris dans la suite tirée de l'opéra, tel le fabuleux voyage de Militrissa et de son bébé dans leur tonneau lancé à la mer, ou l'extraordinaire apparition de la ville magique à l'acte deux, jeu de couleurs athématique dont le compositeur était friand (rappelons-nous la "Nuit sur le Mont Triglav" dans Mlada). Et, bien sûr, l'immortel "Vol du bourdon" qui ne dure qu'une minute vingt ! Une telle musique piquante, narrative à l'extrême, imagée et colorée, au service d'une intrigue mélangeant fantastique et conte populaire (j'en verrais bien une version BD) mérite une audience universelle. Cette réédition vient à point : quel metteur en scène imaginatif montera-t-il ce chef-d'oeuvre de fantaisie légendaire ? Il n'y a aucun temps mort, l'action avance à un train d'enfer, et l'invention mélodique coule à profusion : tout est prêt pour un spectacle formidable et jouissif ! Comme le clame le choeur final : "Quel festin merveilleux ! Notre conte s'achève, le songe s'accomplit !"
Bruno Peeters

 

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