Boléros et florilège latino-américain pour l’altiste Dana Zemtsov
Yellow Butterfly. Chabuca Granda (1920-1983) : La flor de la canela. Astor Piazzolla (1921-1992) : La Calle 92 ; Le Grand Tango. Manuel M. Ponce (1882-1948) : Estrellita. Luiz Floriano Bonfá (1922-2001) : Manhã de Carnaval, et œuvres d’António Carlos Jobim (1927-1994), Osvaldo Farrés (1902-1985), Cuchi Leguizamón (1917-2000), Consuelito Velásquez (1916-2005), Armando Manzanero (1935-2020), Juan José Mosalini (1943-2022), Pepe Guizar (1906-1980), Mariano Mores (1918-2016), Isolina Carrillo (1907-1996) et Ariel Ramirez (1921-2010). Dana Zemtsov, alto ; Angelo Verploegen, bugle et trompette ; Claudio Constantini, bandonéon ; Nicholas Schwartz, contrebasse ; Anna Fedorova, piano, et André Groen, percussion. 2024. Notice en anglais. 72’ 26’’. Channel Classics CCS47525.
Née à Mexico en 1992, Dana Zemtsov pratique le violon en famille dès ses cinq ans ; son père, Mikhail Zemtsov, et sa mère, Julia Dinerstein, sont tous deux altistes, elle opte elle aussi pour cet instrument, qu’elle étudiera aux conservatoires de La Haye et de Maastricht. Depuis 2014, elle compte à son actif, chez Channel Classics, un album en solo : Enigma, avec des pages de Vieuxtemps, Kreisler ou Penderecki, et plusieurs autres parutions, où elle a pour partenaire récurrente la pianiste ukrainienne Anna Fedorova (°1990). Les programmes vont de Debussy, Milhaud ou Enescu à Brahms Bloch ou Bartók, ou encore à des compositeurs hollandais du XXe siècle, comme Badings ou Koetsier. Cette fois, c’est la musique latino-américaine qui est à l’honneur, à travers un florilège dont le titre, Yellow Butterfly, est inspiré par un passage (reproduit) du roman de Gabriel Garcia Márquez, Cent ans de solitude. Ce « papillon jaune » évoque aussi bien un ornement floral visible dans des jardins de Mexico, chers à Dana Zemtsov, que la positivité ou un éveil spirituel. L’affiche ici proposée, à la fois colorée et intériorisée, en est une illustration pertinente.
Plusieurs pays latino-américains sont mis en valeur : on retrouve des compositeurs issus du Pérou, du Brésil, de Cuba, d’Argentine ou du Mexique. À l’exception du Grand Tango de Piazzolla et de l’Aller et retour d’un autre Argentin, le bandonéoniste Juan José Mosalini, qui a travaillé avec le précédent, et s’est installé en France en 1977, où il a fondé un « Grand orchestre de Tango », toutes les pièces choisies ont fait l’objet d’arrangements très réussis, dont certains (pour Granda, Jobim, Carrillo) sont signés par l’un des interprètes, Claudio Constantini, bandonéoniste lui aussi.
La Péruvienne Chabuca Granda, guitariste, chanteuse et compositrice, ouvre la série avec La flor de canela, une valse créole du début des années 50 qui exalte la beauté de la femme et la nostalgie de la capitale, Lima, de façon bucolique. Ce standard sera repris par Julio Iglesias, Los Machucambos ou Plácido Domingo, comme le seront d’autres morceaux bien connus que l’on entend ici : Manhã de Carnaval, du guitariste et chanteur brésilien Luiz Floriano Bonfá, destiné au film Orfeu negro de Marcel Camus, Palme d’or à Cannes en 1959, Sin ti (1949) du poète et musicien brésilien Pepe Guizar, ou le célébrissime Bésame mucho de la pianiste mexicaine Consuelito Velásquez, inspiré d’un air de Granados, composé dans les années 30 et adapté dès 1944 par Nat King Cole, avant d’être glorifié par au moins une centaine d’artistes, dont Frank Sinatra, Les Beatles, Plácido Domingo, José Carreras ou Dalida, dans une version disco à la chaude sensualité. Ces différents standards sont proposés dans des arrangements qui en soulignent tout le charme exotique, mais aussi la noblesse que l’on y décèle, servie par le jeu chaleureux de Dana Zemtsov, très à l’aise dans ce répertoire, comme d’ailleurs ses cinq partenaires.
Au fil des quinze plages, on pourra savourer Luiza du Brésilien Antonio Carlos Jobim, cofondateur avec le guitariste João Gilberto et le poète Vinicius de Moraes de la bossa nova à la fin de la décennie 1950, ou la saveur du boléro romantique Esta tarde vi llover, distillée par le Mexicain Armando Manzanero, qui a composé 400 chansons ; Domingo ou Andrea Bocelli ont honoré ce succès international. On se laissera envoûter par Alfonsina y el mar (1969) d’Ariel Ramirez, qui composa la Missa Criolla (1964), avec introduction de folklore traditionnel argentin, autre succès mondial qui fut présenté devant le pape Paul VI lors d’une tournée européenne. Inspiré par le suicide d’une jeune fille qui s’est noyée en se jetant d’un brise-lames, Alfonsina y el mar a été repris par Nana Mouskouri, Bernard Lavilliers ou Florent Pagny, mais aussi par José Carreras.
On saluera la présence du Mexicain Manuel M. Ponce, qui fut un élève de Paul Dukas à Paris après la Première Guerre mondiale, et de son Estrellita (1912), sérénade jouée notamment par Jascha Heifetz (dans le film Mélodie de la jeunesse où le virtuose tient son propre rôle en 1939) ou Arthur Grumiaux. Et, bien sûr, les couleurs de La Calle 92 (1961) de Piazzolla, dans un arrangement pour alto, contrebasse et piano, et du même, Le Grand Tango, pièce maîtresse bien balancée de l’album (la plus longue aussi), avec son mélange de tango dans la tradition et de rythmes syncopés inspirés par le jazz. Les autres plages de l’album sont à l’avenant, en termes de dépaysement subtil et de plaisir d’écoute.
Voilà un programme que d’aucuns pourraient estimer quelque peu en marge du domaine classique, ce en quoi ils auraient tort. Car les compositeurs mis ici en évidence ont fait leurs preuves, et la transmission qui en est faite par les interprètes, tous impliqués, et par l’altiste Dana Zemtsov, à la fois virtuose brillante, stylée, tendre ou langoureuse, est un moment d’agrément aux couleurs variées.
Son : 8,5 Notice : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean Lacroix