Concertos pour trois et quatre clavecins de Bach : exaltante quadrature du cercle

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concertos pour trois clavecins en ré mineur, en ut majeur BWV 1063, 1064. Concerto pour quatre clavecins en la mineur BWV 1065. Concerto « brandebourgeois » no 3 en sol majeur BWV 1048 [arrgmt B. Cuiller]. Violaine Cochard, Bertrand Cuiller, Olivier Fortin, Pierre Gallon, Jean-Luc Ho, Davor Krkljus, clavecin. Le Caravansérail. Louis Créac’h, Yoko Kawakubo, violon. Jérôme Van Waerbeke, alto. Bruno Cocset, violoncelle. Richard Myron, contrebasse. 2024. Livret en anglais, allemand, français. 49’48’’. Ramée RAM2403
Si l’on admet que les concertos à trois clavecins furent écrits par Johann SebastianBach pour l’aguerrissement de ses deux adolescents, Wilhelm Friedemann et Carl Philipp Emanuel, dans le cadre d’exécutions entre père et fils, ces opus posent toutefois la question du contexte public dans lesquels ils purent être joués. La singulière copie du BWV 1063 par Johann Friedrich Agricola, élève du Cantor, suggèrerait que disposer d’un tiercé de virtuoses s’avérât denrée rare hors ce giron familial.
Ainsi que le rappelle la notice, « si aucune autre source n’a été conservée, c’est parce que les conditions et les occasions n’existaient pas, au-delà de Leipzig et de Berlin, pour se produire en concert avec une telle formation ». Tiré de l’oubli par Felix Mendelssohn, ce concerto rencontra une certaine postérité, à l’instar des autres pour trois ou quatre claviers : en atteste la discographie, tant aux pianos qu’aux clavecins. L’auditeur est-il attiré par l’étrange décorum de ces hydres à six ou huit mains ? Fasciné par leur foisonnement harmonique ?
La sobre tension polyphonique autour de Gustav Leonhardt & Concentus Musicus (Teldec), l’hédonisme de Trevor Pinnock & English Concert (Archiv), la galanterie Rococo de Ton Koopman (Erato), la finesse apollinienne de Christopher Hogwood (L’Oiseau-Lyre, au Conservatoire de Paris sur quatre instruments historiques) : tous ces témoignages, parfois issus d’une intégrale de la quinzaine des concertos, marquèrent la trajectoire phonographique de ces BWV 1063-1065.
Au nouveau millénaire, le septentrion s’est honoré par deux versions majeures : Lars Ulrik Mortensen et son ensemble de Copenhague (CPO, 2011-2013), Aapo Häkkinen et son Helsinki Baroque Orchestra (Aeolus, 2020). L’équipage autour de Céline Frisch (Alpha) se distingua par une approche chambriste, caractérisée par la vigueur du propos, où les archets dominaient l’image sonore. La perspective claviers / cordes apparaît mieux équilibrée dans ces sessions de février 2024 à la Jezuïetenkerk d’Heverlee, captées par Hugues Deschaux, qui avait déjà posé les micros autour de l’ensemble Café Zimmermann vingt ans auparavant.
Circonscrit à un quintette d’archets, l’accompagnement ne s’entend pourtant pas malingre, et ne se laisse pas vampiriser par les doigts volubiles des solistes. Tour à tour menés par Violaine Cochard, Bertrand Cuiller et Pierre Gallon, les trois concertos sont investis par un évident plaisir de s’épancher. C’est certainement la lecture la plus spontanée, charismatique que nous ayons entendue parmi les références précitées. Une sorte de quadrature du cercle s’y exprime : des lignes rythmées mais chantantes (le délicieux unisson de la Siciliana en fa majeur, à se pâmer !), un discours robuste mais pas lourdaud. La matière est à la fois nourrie et chatoyante. Surtout, le ton échappe à toute morgue et brille par un humour où l’on reconnaît la griffe du fondateur du Caravansérail.
La recette idéale ? C’est tout comme. Sommet d’un album qui est en soi un haut plateau de gourmandise, l’interprétation du vivaldien BWV 1065 aligne une démonstration de panache. Le programme s’annonce certes bref mais suffisamment roboratif. D’autant qu’il est complété par un jubilatoire arrangement du troisième Brandebourgeois, fièrement mené par Jean-Luc Ho, à un tempo qui ne laisse aucun répit. Quel brio ! On en redemande.
Christophe Steyne
Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10
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