Der Rosenkavalier intense et dépouillé à Paris
Au fil d’une longue et talentueuse carrière le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski, s’est distingué autant par son originalité nourrie de culture et d’invention que par sa maîtrise de la scène. Au moment où il aborde la soixantaine ce n’est pas un hasard s’il jette son dévolu sur le 5e opéra de Richard Strauss lui aussi dans sa maturité quand il compose Der Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose) sur le livret d’ Hugo von Hofmannsthal qui traite -précisément- de la fuite du temps.
L’intrigue se situe à l’époque de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche parmi lits à baldaquins et riches intérieurs. Noyée dans un appareil de dentelles et de crème chantilly, la satire sociologique confronte noblesse décadente, riches parvenus, serviteurs et profiteurs sur un ton décalé.
Warlikowski choisit de faire éclater lieu et époque en un déferlement d’allusions au cinéma, à l’architecture (vestes hippies, cloches années 20, glamour hollywoodien, costumes trois pièces, perruques innombrables ou lunettes noires) à des situations insolites (studio dont la présence reste énigmatique).
Ainsi la Maréchale d’abord nymphe saphique se métamorphose-t-elle en ange emplumé de noir puis en femme d’affaire sanglée dans un costume-pantalon écarlate. L’espace se hachure de grands rideaux vert vif, de rangées de sièges rouges sur fond rose foncé entre amarante et lilas . Cette luxuriance désoriente d’abord, puis opère une simplification radicale. Genres, identités, hiérarchies perdent toute signification abandonnant l’espace imaginaire au flux lyrique et à la réflexion sur le temps.
La valse y tient une place centrale et, en particulier, les plus belles pages de Johann Strauss dont nous célébrons cette année le bicentenaire de la naissance. Né 40 ans après lui, Richard Strauss (homonyme sans lien de parenté) déclara lui- même : « pour les valses du Chevalier à la rose comment n’aurais-je pas pensé au génie souriant de Vienne ?...Johann Strauss « est de tous les musiciens bénis des dieux, celui qui donne le plus de joie. J’admire en particulier chez lui son talent original. A une époque où tout, autour de lui, s’était plus tôt tourné vers ce qui est compliqué et intellectuel, cet homme au talent naturel était capable de créer à partir de tout et de rien… ». Influence dont personne ne parle, ni les dictionnaires musicaux, ni les commentaires musicologiques du Chevalier à la Rose.
Pourtant, le travail du metteur en scène polonais s’inscrit dans cette direction et va même plus loin, en recherchant l’épure, la simplicité : résultat auquel il parvient en neutralisant le jeu des apparences.
C’est aussi le le parti de la direction d’orchestre, Henrik Nánási à la tête du National de France. Claire et homogène, elle met en valeur les merveilleuses interventions solistes, en particulier violoncelle et vent. Sa dynamique insuffle une vivacité soutenue qui contraste avec les grandes arabesques suspendues caractéristiques du compositeur de La Femme sans ombre.
La célébration de l’accomplissement amoureux, si cher à ce dernier, culmine au trio final. Véronique Gens, en grande dame de la tragédie, domine avec une classe imperturbable le rôle de la Maréchale. L’Octavian caméléon de Niamh O'Sullivan forme un couple plein de santé et de fantaisie avec la Sophie rayonnante et déterminée de Regula Mühlemann.
Tous les caractères secondaires se fondent dans un traitement de l’espace acoustique dont l’homogénéité respecte le profil : de Peter Rose (Baron Ochs solennel), Jean-Sébastien Bou (solide Faninal), Eléonore Pancrazi (Annina), Krešimir Špicer (Valzacchi) à Francesco Demuro aussi habile ténor que culturiste (Un chanteur italien) ou Laurène Paternò (Marianne), Florent Karrer, François Piolino (le majordome) et Yoann Le Lan.
Au final, lorsque les désirs de concupiscence, d’intérêt, de possession et surtout celui de figer le temps - tentation anti-musicale par excellence – sont anéantis, c’est la Maréchale qui succombe au moment où triomphe la saisissante beauté de l’œuvre.
Les ovations saluent avec chaleur une vision qui fut conspuée à la première. Reprises et retransmissions confirmeront sa juste place tandis que les mises en scène d’autres opéras (de Glück par exemple) par le même artiste restent, à notre sens, assez discutables.
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 5 juin 2025
Bénédicte Palaux -Simonnet
Crédits photographiques : © Vincent Pontet