Deux hommages à Blanche Selva, mythique égérie du piano français

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Pierre de Bréville (1861-1949) : Stamboul, rythmes et chansons d’Orient ; Guy Ropartz (1864-1955) : Nocturne n° 2 ; Cécile Gauthiez (1873-1944) : Sur les chemins : Fête béarnaise ; Georges Migot (1891-1976) : Le Tombeau de Dufault, joueur de luth ; Vincent d’Indy (1851-1931) : Thème varié, fugue et chanson. Diane Andersen, piano. 2020/21. Notice en français et en anglais. 67.26. CIAR CC012.

Déodat de Séverac (1872-1921) : Mélodies en catalan et en langue d’oc et œuvres vocales religieuses. Blanche Selva (1884-1942) : Œuvres vocales. Mireia Latorre, soprano ; Josep Cabré, baryton ; Eulàlia Fantova, mezzo-soprano ; Daniel Blanch, piano ; Joan Seguí, orgue ; Ariana Oronõ, violon ; Víctor Pedrol, accordéon diatonique et percussions ; Peter Krivda, viole de gambe. 2022. Notice en français, en catalan et en occitan. Textes des mélodies en langue originale, avec traductions dans les autres idiomes. 55’00’’. Columna Musica 1CM0428. 

Le souvenir de la pianiste, compositrice et pédagogue française Blanche Selva, qui a travaillé la composition avec Vincent d’Indy et a enseigné à la Schola Cantorum, est demeuré vivace grâce à une association très active qui, créée en 2000, porte son nom et publie notamment de précieux Cahiers. En 2018, le label Solstice proposait un album qui regroupait les trop rares gravures de Blanche Selva de 1929/30, parues alors chez Columbia. On pouvait l’y entendre jouer des pages de Franck, de Séverac, Garreta, Beethoven et Bach, dont elle avait donné l’intégrale en concert au début du siècle. D’autres labels (Malibran, Ligia, CIAR) ont permis de connaître son jeu, ses transcriptions, ses pièces pour piano, pour violon et piano ou ses mélodies, mais aussi des œuvres de contemporains dont elle fut la créatrice ou la dédicataire. 

Ce n’est pas la première fois que la Collection du Festival International Albert-Roussel (CIAR) s’attarde à ce dernier aspect. Vouée à des compositeurs peu fréquentés (Paul Paray, René de Castéra, Francis Thomé, Charles Delvincourt, Emile Goué…), CIAR a déjà proposé, ces deux dernières années, un album de transcriptions par Selva de Franck, d’Indy et de Séverac, jouées par Christophe Petit, et un autre, de gravures historiques où cohabitaient, avec « l’égérie mythique du piano français » qui jouait Franck et Garreta, Vincent d’Indy s’interprétant lui-même, Lazare Lévy, Moritz Rosenthal, Yvonne Lefébure et deux ou trois autres dans Roussel, Albéniz, Séverac, Fauré ou Dukas. Cette fois, sont rassemblées des pages de compositeurs français dont Selva a assuré la création et qui lui ont été dédiées, deux d’entre elles faisant l’objet d’une première gravure mondiale.

Vincent d’Indy rencontre Blanche Selva en 1899. Des liens amicaux se créent, et la pianiste, qui enseignera le piano à la Schola Cantorum, sera l’interprète la plus féconde du maître au cours de sa carrière, comme le rappelle Damien Top (auteur de biographies sur Roussel, de Castéra, Goué ou Rachmaninov) dans son excellente notice. En 1907, d’Indy lui dédie sa Sonate en mi, qu’elle crée l’année suivante ; près de vingt ans plus tard, c’est le triptyque Thème varié, fugue et chanson, que Selva donne pour la première fois à Lyon au début de 1926. On peut voir, dans cette partition tardive d’un peu moins de dix-huit minutes, un écho du Poème des montagnes du d’Indy de 1881, avec, comme l’écrit Léon Vallas dans sa biographie de l’élève de Franck (Albin Michel, tome II, 1950, p. 179), certains détails d’imitation de la nature (qui) rappellent en passant quelques coins de l’ancienne musique cévenole, notamment des effets de brouillards, de rafales, de coups de vent. Même si la forme demeure ancrée dans le passé en ces années de pleine ébullition musicale, l’œuvre est contrastée et témoigne d’une inspiration qui n’a pas perdu sa fougue (d’Indy a 75 ans), ni sa spontanéité. Diane Andersen (°1934), qui avait gravé en 1987 la Sonate pour René Gailly, joue ce triptyque avec finesse et expansivité, dans un esprit toutefois moins ardent que le pianiste allemand Michael Schäfer (Genuin, 2007).

Ce d’Indy figure en fin de programme, qui s’ouvre par une première gravure mondiale : Stamboul, rythmes et chansons d’Orient de Pierre de Bréville, lui aussi enseignant à la Schola Cantorum, après avoir été élève de Franck, dont il termina l’orchestration de l’acte II de l’opéra inachevé Ghiselle. Ici, l’univers est exotique, avec ses allusions aux mélopées des muezzins, sa danse qui évoque le Phanar, quartier de l’ancienne Byzance, la colline sacrée d’Eyoub avec son allée de tombeaux, près du port naturel de la Corne d’or où résida Pierre Loti et où se trouve le pont de Galata qui la traverse. Diane Andersen est à l’aise dans ces quatre pièces colorées, qui rejoignent les souvenirs de Saint-Saëns et d’un orientalisme idéalisé. On est heureux de découvrir pour la première fois ce Stamboul ressuscité, tout comme la brève et rythmique Fête béarnaise, extraite de Sur les chemins (1921), d’une élève de Blanche Selva, Cécile Gauthiez, dont le catalogue limité reste à documenter. A ces pages inédites, la défricheuse qu’est Diane Andersen ajoute le Nocturne n° 2 de Guy Ropartz, autre élève de Franck et ami de Blanche Selva. Le dépouillement, la souplesse rythmique, l’enthousiasme avant une conclusion extatique, parcourent cette page créée par Selva. Quant au Tombeau de Dufault, joueur de luth (1923) de Georges Migot, il montre la curiosité de Blanche pour un répertoire négligé, comme celui de cet élève de d’Indy au Conservatoire de Paris, mais aussi de Widor, Vierne ou Guilmant, qui a laissé un catalogue abondant mais trop peu joué. Ici, la séduction sonore domine trois brefs moments qui évoquent l’instrument d’un luthiste du XVIIe siècle dans un contexte raffiné, quasi improvisé et d’une surprenante force expressive, comme le dit si bien Damien Top. Avec cet album, Diane Andersen signe un panorama qui sort des sentiers battus et dont elle valorise le lyrisme sur son Steinway, dans une prise de son de Luc Baiwir effectuée en Belgique, à Tihange, entre décembre 2020 et juin 2021.

Le second hommage à Blanche Selva est combiné à un programme dominé par des mélodies de Déodat de Séverac, dont la pianiste a fait la connaissance à la Schola Cantorum où il était l’élève de d’Indy et de Magnard. Selva a conservé des liens d’amitié avec ce compositeur originaire de la Haute-Garonne, trop tôt disparu -à moins de cinquante ans- qui décida de quitter Paris où il avait étudié, pour s’installer à Céret, en Pyrénées-Orientales. Admirateur de Mistral et chantre d’une musique régionale, il eut l’intention, comme l’explique dans la notice Jean-Bernard Cahours d’Aspry (auteur d’une biographie de Canteloube), de créer une école méditerranéenne de musique, projet qui ne se concrétisa pas en raison de son décès. Passionné de chant et de musique populaire, sa principale inspiration, il composa à Céret, de 1910 à 1913, Flors d’Occitania, trois délicates mélodies en langue d’oc pour soprano et piano. Dans deux d’entre elles, il est question d’amour, d’après des textes de Prosper Estieu (1860-1939), fondateur de plusieurs écoles félibréennes et de la poétesse félibresse Marguerite Navarre (1878-1869), la troisième étant un chant de Noël d’après Pierre Goudouli (1580-1649), un admirateur de l’esthétique baroque de Théophile de Viau et de l’esprit de Montaigne. Toujours en langue d’oc, on trouve encore une amusante et délicieuse chanson à boire, avec accordéon diatonique, percussions et viole de gambe (Nou cerquen pouen en jouenesso), ainsi qu’une ode à la beauté (Albada a l’Estela), tirée du recueil de 1908 La Rezurgada (La Renaissance) de Paul Rey (1873-1918), pseudonyme de Paul Rejin. 

Mireia Latorre, originaire de Barcelone, où elle a étudié le chant avant de se perfectionner à Lodi pour l’interprétation de la musique ancienne, prend le relais dans la notice pour la suite du programme. Cette soprano, voix fine et vibrante, est aussi l’interprète chaleureuse de plusieurs pages de l’album. Séverac a composé d’autres mélodies, en catalan, dont la plupart sont perdues ou ont disparu, et des pages religieuses, qui datent surtout de la période de la Première Guerre mondiale où il est mobilisé à Prades. On découvre une poignante chanson à deux voix et piano (La mort i la donzella), et un cantique à la Vierge (Goigs de nostra Senyora dels Dolors), harmonisés par Séverac, mais aussi quatre superbes courtes pièces, à une ou deux voix, avec accompagnement d’orgue (Sub Tuum, Salve Regina, Dius Poderós et Salve Regina). 

Si elles n’ont droit qu’à une dizaine de minutes de l’album, les quatre pages religieuses de Blanche Selva, qui, en tournée de concerts dans la région de Séverac, avait retrouvé son ami lors de sa mobilisation, sont importantes en raison de leur pureté éthérée et de leur élévation, mais aussi de leur rareté. Il s’agit de deux hommages en catalan de dévotion à la Vierge Marie de 1929 (Mes de Maria, dédié à Séverac, et La nit de la Puríssima, avec un émouvant dialogue entre le piano et le violon) et de deux pages de musique sacrée de fin de vie, toutes deux de 1940, un Pie Jesu, et un admirable Panis angelicus pour soprano et orgue. 

Cette production du label Columna a été enregistrée en 2022 dans l’église paroissiale de Saint Vincent de Sarrià à Barcelone, dans une prise de son dont la fine réverbération convient particulièrement bien aux pages de musique sacrée. Il ne faudrait pas que ce produit soigné et élégant, avec des notices érudites, mais quelque peu touffues, passe inaperçu, d’autant plus que les interprètes, cités en présentation, sont tous de qualité. La connaissance des deux amis que furent Déodat de Séverac et Blanche Selva, dont des caricatures de 1903, signées par Charles Constantin, ornent la couverture de l’album, s’en trouve renforcée.

Hommage à Blanche Selva 

Son : 8,5  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 8

Mélodies de Séverac et Selva

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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