Dmitri Kitaenko et les extases d’Alexandre Scriabine

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Alexandre Scriabine (1870-1915) : Symphonie n° 2 op. 29 ; Le Poème de l’extase op. 54. WDR Rundfunk Chor ; Gürzenich-Orchester Köln, direction Dmitri Kitaenko. 2018. Notice en allemand et en français. 76.51. Oehms OC 474.

La musique de Scriabine est fascinante et déroutante à la fois. Le style très particulier du compositeur se nourrit de combinaisons de sons et de couleurs, dans un contexte de liberté spirituelle, de symbolisme flamboyant et d’aspects mystiques qui abordent les thèmes de la vie, de la mort ou de la réincarnation dans une tension visionnaire souvent extrême, faite d’engagement, de paroxysmes, mais aussi d’intensité poétique. Le chef russe Dmitri Kitaenko (°1940), originaire de Leningrad, a été de 1976 à 1990 à la tête du Philharmonique de Moscou où il a succédé à Kiril Kondrashin, avant d’occuper des postes de directeur musical à Bergen, à la Radio de Francfort, à Berne ou à Séoul. Au début de son mandat à Francfort, entre 1991 et 1994, il a enregistré une intégrale des symphonies de Scriabine (RCA) qui comprenait aussi Le Poème de l’extase. Le présent CD propose, à près de trente ans de distance, sa nouvelle gravure dudit Poème et de la Symphonie n° 2 à la tête du Gürzenich de Cologne, où il est chef invité depuis plus de dix ans et avec lequel il a gravé des intégrales des symphonies de Tchaïkovsky, Rachmaninov, Prokofiev et Chostakovitch, mais aussi des oeuvres de Sibelius, Stravinsky ou Glazounov.

Achevée en 1901 et créée sans succès à la mi-janvier de l’année suivante à Saint-Pétersbourg sous la direction d’Anatoli Liadov, la Symphonie n° 2 est une vaste partition en cinq mouvements de structure tripartite et symétrique, les deux premiers mouvements s’enchaînant, de même que les deux derniers. Au milieu figure un long Andante au cours duquel résonnent les échos d’une nature mystérieuse, peuplée de nombreux chants d’oiseaux stylisés par la flûte, comme l’écrit Manfred Kelkel dans la biographie qu’il consacre à Scriabine (Paris, Fayard, 1999, p. 256-57), cet auteur ajoutant que ce mouvement au lyrisme débordant d’allure presque brucknérienne possède une texture évoquant par moments Tristan et Isolde de Wagner. Certains commentateurs ont vu dans cette partition, qui préfigure le style de maturité du compositeur, un contraste entre des thèmes actifs, synonymes de dynamisme, et des thèmes passifs, représentatifs d’une sensualité fluide. Le tout agit et bouillonne sous forme de tensions, d’énergies et de forces qui vont peu à peu s’accumuler pour aboutir à un final brillant et évocateur en termes de puissance et d’apogée dramatique. 

De nombreuses versions existent, plus ou moins convaincantes, dans le contexte d’intégrales (Golovanov, Svetlanov, Inbal, Muti, Ashkenazy…) ou de versions isolées (Järvi, Golovschin, Segerstam, Gergiev…). Si Golovanov et Svetlanov nous paraissent dominer la discographie, la force évocatrice du premier est un peu amoindrie par une technique qui date de l’immédiate après Seconde Guerre mondiale. Dans sa version de 1963 avec le Symphonique d’Etat d’URSS, rééditée avec soin chez Melodia en 2012, Svetlanov propose un engagement incendiaire difficile à surpasser ; là aussi quelques saturations sonores apparaissent, mais elles ne dénaturent pas l’audition. Plus proche de nous, Valeri Gergiev, avec Londres (2014), semble déchaîner les pulsions les plus conquérantes, mais parfois avec précipitation. Qu’en est-il de Kitaenko, trente ans après son intégrale ? L’approfondissement est évident, avec une acidité instrumentale qui sert très bien l’Andante initial qui s’ouvre par une clarinette questionneuse, et l’Allegro du deuxième mouvement avec ses mélodies et ses rythmes aux couches variées. Même impression dans le bloc final du Tempestoso enflammé qui conduit au Maestoso et à son irrésistible atmosphère de marche. C’est peut-être au niveau du poétique Andante que Kitaenko convainc un peu moins. Si le lyrisme s’installe, il a tendance à être parfois plus centré sur l’anecdotique que sur la vision éthérée de la nature. Il semble que, pour ce troisième mouvement au climat mystérieux, Neeme Järvi, avec l’Orchestre National d’Ecosse (Chandos), ait le plus subtilement percé le concept de ce concert d’oiseaux stylisés. L’impression globale de la symphonie est cependant des plus positives chez Kitaenko, les forces du Gürzenich étalant puissance et sensualité avec une gourmandise non dissimulée.

Avec Le Poème de l’extase, on entre dans l’univers mystico-théosophique et dans l’accès au divin qui n’ont cessé de hanter les dernières années de Scriabine. Profondément voluptueuse et opulente, cette page d’un peu plus de vingt minutes demande un effectif considérablement élargi en plus des cordes : flûtes, hautbois, clarinettes, bassons par quatre, huit cors, cinq trompettes, trois trombones, un tuba, deux harpes, un célesta et un orgue, avec les timbales et une cloche. La tendance est apocalyptique et le résultat, spectaculaire. On se souvient de Mravinski brûlant de mille feux à Leningrad, de Maazel au geste pointu à Cleveland, de Gergiev, sulfureux au Kirov, ou de Boulez à Chicago, diaboliquement analytique. On peut y ajouter Ashkenazy avec le RSO Berlin, qui atteignait une rayonnante transcendance. Chez Kitaenko à Cologne, le choix du grandiose est prioritaire pour cette page dévastatrice, commencée en 1904 et achevée en 1907. Scriabine a écrit à cette occasion un poème intitulé Le Poème de l’extase, rédigé en russe, mais traduit en français par un ami lors d’un séjour du compositeur à Bruxelles. Sa lecture dans l’ouvrage de Kelkel mentionné ci-avant permet un accès judicieux à la rhétorique intérieure de Scriabine. Les considérations métaphysiques sous-jacentes, auxquelles se mêlent de savantes combinaisons liées à des méthodes chiffrées, sont traduites en un langage musical qui tient compte des apports wagnériens ou straussiens, mais aussi de lueurs debussystes en termes de couleurs. 

L’immense gradation qui mène à la péroraison éclatante du Poème, splendeur sonore et puissance orchestrale à l’appui, est conduite par Kitaenko avec une bouleversante ardeur qui n’exclut ni le mystère ni les débordements et l’excitation. Le rayonnement s’accomplit dans l’incendie paroxystique avec un très bref chœur sans paroles ajouté par Yuri Ahronovitch (1932-2002) -qui a été chef principal au Gürzenich de 1975 à 1986-, faisant ainsi référence à une version originale de Scriabine. Cet hommage par le chœur de la WDR à l’ancien directeur musical donne la sensation d’un univers en suspension qui ne dépare en rien la gigantesque apothéose finale. Enregistré dans une sonorité jubilatoire un an avant la Symphonie n° 2 (novembre 2018 - octobre 2019), ce Poème de l’extase est le grand moment orchestral de ce CD et vient s’inscrire à une place enviable parmi les références de l’œuvre, Svetlanov conservant la plus haute marche du podium.

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix  

 

   

 

 

 

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