Cansu Şanlıdağ, à propos de Philipp Scharwenka
La pianiste Cansu Şanlıdağ nous propose un premier disque consacré à des œuvres pour piano du compositeur allemand Philipp Scharwenka (Pavane). Ce choix séduit par son originalité éditoriale et l’album convainc par sa justesse musicale. Crescendo Magazine a voulu en savoir plus et s’est entretenu avec l’artiste.
Qu’est-ce qui vous a motivé à consacrer un album à des œuvres pour piano de Philipp Scharwenka ? D’autant plus pour un premier album ?
La toute première fois que j’ai entendu Scharwenka, c’était sa Sonate pour violon et piano, op. 114. Et je me souviens très précisément de ce moment : cette sensation physique presque inexplicable, comme si quelque chose s’ouvrait dans la poitrine. Ce genre de réaction qu’on a face à une très belle mélodie qui semble nous parler directement, sans détour.
Ce n’était pas une musique complexe ni spectaculaire — au contraire, c’était d’une simplicité lumineuse, presque pudique, mais bouleversante. Et ce qui m’a frappé ensuite, c’est le silence qui l’entoure. Comment une musique aussi sincère, aussi juste, a-t-elle pu rester dans l’ombre aussi longtemps ?
Pour moi, il était évident que ce compositeur méritait d’être réentendu. Et en même temps, j’aimais l’idée de commencer mon parcours discographique avec un geste fort : faire entendre une voix oubliée, mais profondément émouvante. C’était à la fois un choix de cœur et une manière d’affirmer une certaine vision de l’engagement artistique.
Comment avez-vous découvert le compositeur ?
Ma découverte de Philipp Scharwenka est liée à un parcours un peu inattendu… qui commence avec Eugène Ysaÿe.
J’ai eu la chance de participer à un projet autour d’un Poème concertant récemment redécouvert, une œuvre magnifique qu’on a pu jouer et enregistrer avec le violoniste Philippe Graffin. Ce poème avait été édité par le musicologue Xavier Falques, dont le travail a été absolument déterminant.
L’œuvre était dédiée à Irma Sethe — une personnalité oubliée, mais fascinante — et c’est grâce aux recherches approfondies de la musicologue Marie Cornaz que nous avons découvert qui elle était. Son histoire, sa place dans le paysage musical de son époque nous ont tellement touchés que nous avons eu envie de lui rendre hommage à travers un concert à la Bibliothèque royale de Belgique (KBR).
C’est dans ce contexte, en consultant les partitions qui lui avaient été dédiées, que je suis tombé sur une Sonate de Philipp Scharwenka, également écrite pour elle. La découverte de cette pièce a été un vrai choc musical — et c’est à partir de ce moment-là que mon exploration de son œuvre a véritablement commencé.
Comment avez-vous sélectionné les pièces dans un catalogue qui compte plus de 300 pièces ?
J’ai commencé par explorer le catalogue de Scharwenka sans idée préconçue, en jouant, en imaginant, en me laissant guider par ce que la musique évoquait en moi. Ce qui m’importait, ce n’était pas de représenter toutes les facettes de son écriture, mais de construire un fil poétique, un portrait intérieur.
Certaines pièces se sont imposées très vite, presque comme une évidence, par leur pouvoir d’évocation, leur sincérité, leur beauté toute simple. Peu à peu, un univers s’est dessiné — fait de contrastes subtils, d’ombres et de lumières, d’élans lyriques et de moments suspendus.
Le titre de cet album est “le poète nocturne”, est-ce que vous pouvez nous l’expliquer ?
Ce titre s’est imposé naturellement au fil de l’enregistrement. Il y a chez Scharwenka une manière très particulière de faire chanter le silence, de laisser la musique respirer. Une forme de pudeur dans l’expression, comme une voix intérieure qui n’a pas besoin d’éclat pour être bouleversante.
“Poète”, parce que sa musique s’adresse à l’intime. Elle ne raconte pas des histoires au sens narratif, mais elle évoque des états d’âme, des sensations, des paysages intérieurs. Et “nocturne”, pas seulement au sens musical, mais pour cette lumière douce, presque lunaire, qui traverse ses œuvres.
Ce n’est pas une musique qui s’impose, c’est une musique qui veille — qui vous accompagne doucement, longtemps après qu’elle s’est tue.
L'œuvre de Philipp Scharwenka est très peu connue en dehors des mentions dans les histoires de la musique. Est-ce que vous pensez que son temps va venir ?
J’ai envie de croire que oui. Il y a aujourd’hui un vrai mouvement de redécouverte, une curiosité croissante pour les voix oubliées, pour les répertoires restés dans l’ombre des « grands noms ». Et Scharwenka fait partie de ces compositeurs qu’on n’a pas écartés parce qu’ils manquaient de talent — mais simplement parce que l’histoire, ou les modes, ont choisi d’autres trajectoires.
Sa musique a tout pour toucher le public d’aujourd’hui : elle est sincère, accessible sans être banale, subtile sans être hermétique. Mais pour que son temps « vienne », il faut aussi que des musiciens prennent le relais, que les œuvres circulent, soient rejouées, partagées.
C’est un travail patient, mais profondément enthousiasmant. Et si cet album peut contribuer, ne serait-ce qu’un peu, à cette redécouverte, alors j’en serais très heureuse.
Est-ce que vous avez déjà d’autres projets en gestation ?
Oui, un deuxième projet d’enregistrement est en gestation, différent du premier. J’aimerais explorer plusieurs œuvres du grand répertoire, m’éloignant cette fois d’un seul compositeur pour plonger dans des univers musicaux plus larges. Ce projet réunira des pièces avec des textures chorales et contrapuntiques, des œuvres variées qui, je l’espère, partageront une même profondeur émotionnelle. Ce qui me tient particulièrement à cœur, et que je considère comme le but ultime de la musique, c’est de faire ressentir des émotions, quelles qu’elles soient. Pour moi, chaque note et chaque œuvre doit toucher, émouvoir, et transmettre cette sincérité profonde que je ressens en la jouant.
Le site de Çağıl Cansu Şanlıdağ : www.cansusanlidag.com
A écouter :

Philipp Scharwenka : The Nocturnal Poet. Ballade, Op. 94 ; Abendstimmungen, Op. 107 ; Rhapsodie, Op. 85 No. 1 ; Scherzo Op. 97 No. 3. Cansu Şanlıdağ, piano. Pavane Records ADW7605
Crédits photographiques : Clara Evens