Eduard Künneke et Hanns Eisler, le son sauvage de 1929
Eduard Künneke (1885-1953) : Suite de danses, concerto grosso op. 26, pour jazzband et grand orchestre. Hanns Eisler (1898-1962) : Tempo der Zeit, cantate pour solistes, récitant, chœur, vents et percussion, op. 16. Ruth Volpert, alto ; Christopher Dollins, baryton ; Clemens Nicol, récitant ; Tomasz Tomaszewski, violon solo jazzband ; Madrigalchor des Hochschule für Musik und Theater München ; Münchner Rundfunk Orchester, direction Ernst Theis. 2023. Notice en allemand et en anglais. 47’ 17’’. BR Klassik 900350.
Il y a cent ans, en octobre 1923, était mise en service, à Berlin, la toute première station de radio allemande. Pour commémorer l’événement, le label BR Klassik a déjà proposé, dans une programmation autour du « son sauvage du 20e siècle », un album consacré au chef-d’œuvre d’André Caplet Le Miroir de Jésus. Mystères du Rosaire, composé cette année-là. Dans le nouvel album, on fait un bond jusqu’en 1929, pour découvrir un couplage original : un champion de l’opérette, Eduard Künneke, et un élève d’Arnold Schönberg et collaborateur de Bertolt Brecht, Hanns Eisler.
Né à Emmerich-am-Rhein, Eduard Künneke étudie à Berlin, où il peut se perfectionner auprès de Max Bruch. Il est ensuite répétiteur, chef de chœur dans divers théâtres et chef d’orchestre. Il compose des musiques de films, dont celle, en 1922, de la production muette d’Ernst Lubitsch La Femme du Pharaon, succès public et commercial. S’il s’essaie à l’opéra sans vraiment convaincre, il trouve mieux sa voie dans le domaine de la musique légère. Il composera vingt-cinq opérettes entre 1919 et 1949 (avec un très net ralentissement à partir de 1938), dont Der Vetter aus Dingsda en 1925, qui, sous le titre Cousin from Nowhere, sera salué internationalement. Invité à Londres, puis à New York, Künneke arrange et orchestre des comédies musicales et découvre le jazz. Rentré au pays, il écrit une opérette presque chaque année pendant la décennie 1920, dont Lady Hamilton en 1926, qui entraîne les éloges de la presse. Il devient incontournable dans son domaine.
Après avoir été fréquemment programmé à la radio, Künneke est sollicité en 1929 par Hans von Benda (1888-1972), chef d’orchestre qui dirige le Berlin Funk-Stunde, il compose sa Suite de danses pour jazzband et grand orchestre. Elle est créée sous sa direction le 8 septembre ; dans un peu plus d’un mois, le krach boursier va venir bouleverser le paysage économique et politique et faciliter l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Mais avant cela, c’est la fête : cette partition jouissive, colorée et rythmée à souhait, qui fait collaborer saxos, trompettes, tubas, banjo ou percussion avec des vents, est répartie en cinq mouvements, dont chacun représente un type de danse : Foxtrot pour l’ouverture et le finale, Blues pour l’Andante, référence au Tango pour l’Intermezzo, et lente Valse Boston, imprégnée de mélancolie. Si on retrouve ici des saveurs qui rappellent l’ambiance des opérettes, on prend plaisir aux sonorités de ce concerto grosso, au sein duquel un violon solo chante auprès d’autres instruments mis en évidence. Pour cette suite rarement jouée (l’Opéra de Paris l’a programmée en 2015 lors d’un concert « Berlin des années folles » par Thomas Hengelbrock), les amateurs de raretés historiques tendront l’oreille vers un récent album Dutton, sur lequel Künneke dirige son œuvre dans les années 1930, à la tête du Philharmonique de Berlin. Ils trouveront peut-être aussi un très rare 45 Tours VEB/Amiga de 1959, Otto Dobrindt étant à la tête du Grosses Orchester des Berliner Rundfunk. La présente version de l’Orchestre de la Radio de Munich, dirigée par l’Autrichien Ernst Theis (°1961) déborde d’un enthousiasme communicatif qui met l’auditeur en joie. Le chef récidive ici, après un programme « Suites et Ouvertures pour la radio », qui était un couplage avec Braunfels, Toch ou Schreker ; il dirigeait alors l’Orchester Staatsoperette Dresden (CPO, 2014).
Changement d’atmosphère avec Hanns Eisler. Né à Leipzig, il vit à Vienne dès ses trois ans, sa famille s’y étant installée. Après la Première Guerre mondiale, à laquelle Il participe dans les rangs de l’armée impériale et royale, il est l’élève, pour la composition, d’Arnold Schoenberg et d’Anton Webern, puis va à Berlin où il enseigne. Marxiste convaincu, comme son active fratrie, il est contraint à l’exil en 1933 (sa tête a été mise à prix par la Gestapo), se rend aux Etats-Unis et enseigne à New York et Los Angeles. Ses convictions communistes l’obligeront à s’exiler à nouveau en 1948, pour échapper au maccarthysme ; il s’installera alors définitivement à Berlin-Est, où il écrira l’hymne national de la RDA.
En 1929, pendant sa première période berlinoise, il est lui aussi sollicité par la radio. Sa cantate Tempo der Zeit est créée au milieu de l’année à Baden-Baden, sous la direction d’ Hermann Scherchen, sur un texte de David Weber, de son vrai nom Robert David Winterfeld (1899-1978), engagé lui aussi à gauche. Trois mois avant le krach boursier, le message politique de Tempo der Zeit est prémonitoire des drames sociaux qui en découleront, et sceptique face à l’avenir, insistant, comme le fait le narrateur, sur le thème de l’évolution de la technologie qui devrait permettre à tout un chacun, surtout les plus « petits » de bénéficier d’éducation, de prospérité et de divertissements. Hélas, l’éditeur n’a pas jugé bon de joindre le texte du livret, ni dans sa langue originale, ni en traduction. Cette lacune regrettable ne permet pas au mélomane lambda de suivre en détails ce que le récitant et les voix expriment. On est donc contraint d’écouter ces dix-huit minutes d’alternance narrative, chantée et orchestrale (un petit effectif), qui se déroulent dans un climat qui se nourrit de l’enseignement de Schoenberg, dans un dépouillement incantatoire. Dans cet enregistrement public, les voix, solistes ou chorales, le narrateur et l’orchestre, toujours menés par Ernst Theis, quoique de qualité, ne font pas tout à fait oublier l’ancienne version de 1978 (Nova) de la Staaskapelle Berlin que dirigeait Dietrich Knothe, version reprise dans l’Édition Hanss Eisler de dix CD proposée par Brilliant en 2014.
Cet album est néanmoins un intéressant reflet des commandes variées que la radio allemande se permettait avant que le nazisme n’occupe le pouvoir. Mais, autre frustration, le minutage global est réduit : à peine plus de 47 minutes, c’est vraiment peu !
Son : 8,5 Notice : 6 Répertoire : 8 Interprétation : 8
Jean Lacroix