Einstein on the Beach, une interprétation à la fidélité transgressive
Einstein on the Beach. Philip Glass (1937-). Ictus, Tom De Cock, Suzanne Vega, Collegium Vocale Gent, Maria van Nieukerken. 146’57". 2025. Livret : anglais. Vlek Records. Vlek42.
Dès 1974, Philip Glass et Robert Wilson (récemment disparu) s’attellent à l’écriture d’Einstein On The Beach, créé au Festival d’Avignon deux ans plus tard : le portrait d’une personnalité emblématique du 20ème siècle, un (anti)opéra sans rôle chanté ni intrigue linéaire, mais des bribes de textes de (surtout) Christopher Knowles, jeune autiste dont s’occupe Wilson-l’assistant-social, poésie triviale et touchante (« Combien je t’aime ? Compte les étoiles dans le ciel. ») confiée à Suzanne Vega (Tom’s Diner est un des succès de la songwriter américaine – une chanson qui, par ailleurs, sert de référence pour la création du format audio MP3) alors que le Collegium Vocale Gent chante le nom des notes (selon le système latin : do, ré, mi, fa, sol…) ou des chiffres (en anglais : one, two, three…).
En surface, tout va vite (et fort), en profondeur, les motifs répétés évoluent lentement, inlassablement transformés : trois thèmes centraux, comme sont trois les thèmes visuels – le train (la relativité), le tribunal / la prison (l’éthique de la bombe atomique), le vaisseau spatial (la science-fiction) ; de grandes scènes articulées par cinq interludes intimistes (Knees). La technique du motif rythmique additif fait la colonne vertébrale : un motif est augmenté par petites additions de groupes irréguliers de deux, trois ou quatre notes ; le raffinement harmonique induit un sentiment étrange d’extase musicale ; rapidité fulgurante et lenteur exaspérante s’allient pour une expérience paradoxale du temps. La relativité, cher Albert !
40 ans après, Guy Gypens (Kaaitheater), Bert Schreurs (Collegium Vocale Gent) et Jean-Luc Plouvier (Ictus), qui en ont 16 à la sortie de l’enregistrement fondateur, signent le serment des braves : « on va le faire ! ». Les 14 chanteurs du chœur de musique ancienne manient le home studio et touchent à la pop ; Suzanne Vega, du même quartier new-yorkais que Philip Glass (pour qui elle écrit des textes), met sa diction impeccable (et son accent soyeux) au service d’un tempérament littéraire fait de cœur et d’âme ; Ictus, qui expérimente les formes d’interprétation depuis sa création, pousse un pas plus loin sa recherche de transparence et d’authenticité : la scène avec Einstein, c’est une apologie du pur concert (vu à Ars Musica en 2022, la production tourne un peu partout en Europe et de nouvelles datent s’annoncent pour 2026) ; l’enregistrement avec Einstein, c’est un éloge vibrant des potentiels à explorer.
Enregistré en concert à la Elbphilharmonie d’Hambourg, des prises affinées par six mois d’édition studio (et de retravail, par exemple, de certaines parties de synthétiseur, sous les oreilles acérées de Raphaël Hénard), la nouvelle interprétation d’Einstein On The Beach est un pont entre le vivant et le travaillé, entre la poésie et l’électronique. La partition, joliment écrite à la main (le titre est tapé à l’Olivetti), regorge d’ouvertures en forme de défis (face à une partition loin d’être unitaire, finie et soignée dans les détails, « on a décrypté l’œuvre puis construit son interprétation couche par couche », explique Jean-Luc Plouvier) ; rapides et imprévisibles, les rythmes additifs et soustractifs font une mécanique tremblante, qui crée des voix supplémentaires, suit un collier de dizaines de milliers de perles, se faufile dans les polyrythmes comme un lézard.
Une belle prise pour l’entrée dans la musique contemporaine du label bruxellois Vlek Records, nommé avec un humour distancié post-moderne qui résonne avec l’opéra de Glass : la version d’Ictus/Vega/Collegium, dirigée par Tom De Cock, renouvelle avec fraîcheur et enthousiasme l’enregistrement historique du Philip Glass Ensemble conduite par Michael Riesman il y a 46 ans.
Son : 9 – Livret : 7 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9
Chronique réalisée sur base de l'édition vinyle.
Bernard Vincken