Felipe Lara, une détermination qui ne tient pas en place
Chamber Works for Strings. Felipe Lara (1979-). Mivos Quartet, JACK Quartet, Duo Diorama, Joshua Rubin, Modney, Parker Quartet, Hannah Levinson, Experimentalstudio des SWR Freiburg. 91’28". 2025. Livret : anglais, allemand. Kairos. 0022203KAI.
Parmi les compositeurs d’aujourd’hui qui refusent de rentrer dans le rang et font pourtant entendre leur musique dans le monde entier, récoltant reconnaissance, prix et honneurs, œuvrant dans le même temps à transmettre aux générations émergentes le goût du son, de la recherche et de la découverte (il enseigne la composition au Peabody Institute de la Johns Hopkins University) l’américano-brésilien Felipe Lara fait l’objet, auprès du label allemand Kairos, d’une triple parution, dont le double disque Chamber Works for Strings est la seconde étape : une heure et demie à saisir à pleines dents, d’une musique vitalisée, brillante – sensuellement lyrique à son heure.
Les près de quarante minutes de Sonare, pour quatuor à cordes, s’ouvrent dans un flottement, trouble et elliptique, de boucles piquetées de glissandos et de séquences récurrentes de pizzicatos en ascenseur, à quoi s’imbrique une progression en variation lente, persévérante, qui, tel le sac vocal à nu d’un crapaud, gonfle et dégonfle comme un groove avant de fondre, humble glaçon au soleil. Archi elastici fait sienne une ligne du temps heurtée, brisée, acérée : le quintette à cordes (avec alto ajouté) est tiraillé, bloque, repart, persiste soudainement, renâcle à nouveau, élonge le pas, étire, résiste, revient – comme coincé dans une obscure et froide caverne rocheuse.
Postcard, pour violon et clarinette, est le résultat d’une mission confiée par le New York Miniaturist Ensemble, un collectif dont les commandes se distinguent par des instructions telles que « la partition ne doit pas contenir plus de cent notes », une consigne dont se joue l’auteur (et d’autres avant lui), surfant sur les ambiguïtés qui, avec un peu de mauvaise foi, s’appliquent à la définition de ce qu’est une « note » : incidents, conditions, expansions, complexifications de la chose mènent à une pièce qui, malgré sa durée limitée (cinq minutes), n’a finalement pas grand-chose d’une miniature.
Dans Prisma, autre duo de l’album, cette fois pour violon et piano, le défi est de faire coopérer deux instruments récalcitrants l’un à l’autre, qui ont plus tendance à discourir de soi à soi qu’à développer un partenariat de team building : l’issue choisie est une succession de minuscules interventions, qui ne forment ni un véritable dialogue et encore moins un symposium mais bâtit une relation dont l’accumulation d’hiatus forme au fond un équilibre.
Avec Trans(late), écrit à l’origine pour le quatuor Arditti, présenté aujourd’hui par le Jack Quartet en deux versions, avec ou sans électronique live (celle-ci étant la forme originale de l’œuvre – dont les onomatopées fantomatiques se font plus pressantes dans la seconde partie de la pièce), on s’immerge dans le monde de résonances distordues du compositeur, proche de l’atmosphère de Corde Vocale, la pièce qui entame le premier disque : l’univers de Felipe Lara déborde d’une énergie cinétique ardue à contenir ; elle avance, recule et se fourvoie mais toujours se fraye un chemin.
Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8
Bernard Vincken