Florence Bolton, cap sur Londres

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Florence Bolton, fondatrice et directrice artistique de l’Ensemble La Rêveuse, fait paraître le quatrième et dernier album d’un projet éditorial autour de Londres. C’est une évocation musicale de la ville, au fil d’une sélection de dates du XVIIIe siècle. Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec cette musicienne qui aime sortir des sentiers battus.

Avec ce volume “London 1760”, vous clôturez une série d'albums consacrés à Londres : en 1700, 1720, 1740 et donc 1760. Qu’est-ce qui vous a motivé à élaborer ce concept éditorial chronologique et en particulier par rapport à Londres, et pas une autre grande ville européenne ?

Nous avions envie de consacrer une série à une ville européenne mais nous hésitions entre Paris, Hambourg, Dresde ou Londres. C’est le Brexit qui, finalement, nous a donné l’envie de choisir Londres. Notre idée, entre autres, était de montrer que Londres, loin d’être une ville insulaire, fermée aux étrangers et repliée sur elle, comme l’idée du Brexit pouvait le laisser imaginer, a été au XVIIIe siècle une ville dont la culture a, en grande partie, été faite par les étrangers.

Londres a, par ailleurs, une histoire culturelle particulièrement intéressante car les modèles de financement de la culture y sont déjà « modernes », comparés aux autres grandes villes européennes : le mécénat royal des rois George, assez insignifiant, oblige les artistes à chercher ailleurs et la culture devient alors un produit commercial comme un autre. C’est un business et, en ce sens, ce système n’est pas si éloigné de ce que nous avons aujourd’hui.

Dans ce projet, nous avions, nous musiciens, envie de montrer que l’histoire de la musique, des modes instrumentales, de l’organologie, etc.. Est-elle aussi un témoin à part entière de l’histoire d’un pays. Nous avons maintes fois observé que l’histoire des arts n’est pas toujours prise en compte dans les recherches historiques et, quand elle l’est, on parle surtout de littérature, de peinture. On parle hélas encore trop peu de la musique, c’est le parent pauvre.

Ce projet ne pouvait pas se faire sur un seul disque car le contenu aurait été trop simplifié et nous avons alors imaginé faire un album par tranche de 20 ans. C’est une période qui est suffisante pour apporter du nouveau, du changement dans la société et la musique.

Par rapport à ce nouvel album, il est dit dans le livret que l’année 1760 est un tournant de l’histoire ? Qu’en est-il en musique ?

Deux événements majeurs arrivent au tournant de 1760 : la mort de Haendel, qui est la locomotive musicale du pays depuis bientôt 40 années, et la mort du roi George II, roi peu mélomane mais qui a toujours soutenu Haendel, qui était déjà le musicien de son père, George I.

La mort de Haendel, c’est tout un monde qui s’effondre et qui laisse un grand vide. Le compositeur était autant apprécié à Londres que sur tout le territoire du Royaume-Uni, où, même dans les coins les plus reculés, chaque chorale ou chaque petite société de musique locale donnait chaque année des extraits du Messie ou d’un autre oratorio. Haendel est une figure tutélaire pour tous, même dans les lieux où l’on n’a pas accès aux grands artistes. Cette vacance ne demande qu’à être comblée à nouveau et de nombreux compositeurs et musiciens se mettent à rêver. Beaucoup font le voyage jusqu’à Londres mais se hisser à la hauteur de Haendel demande un grand talent musical et des appuis politiques. Londres montre ses ors et son faste mais un certain nombre de candidats vont alors connaître l’envers du décor, une vie difficile passée à donner des leçons à des dames riches et souvent radines et à faire de petits concerts auto produits qui ne rapportent pas grand-chose.

Deux compositeurs allemands vont cependant parvenir à faire souffler un vent nouveau dans la musique : Carl Friedrich Abel, qui arrive à Londres en 1759, et Johann Christian Bach, le dernier fils de Jean-Sébastien, qui débarque un peu plus tard, en 1762.

Le fait qu’ils soient allemands est sans doute une bonne carte : la famille royale (les Georges I, II et III …) est allemande. Le nouveau souverain George III et sa femme, Charlotte Von Mecklenburg, aiment la musique et vont accueillir à bras ouverts ces deux grands musiciens, qui vont s’associer pour fonder les Bach-Abel Concert, organisation qui propose des concerts parmi les meilleurs en Europe pour ce qui est de la créativité et du niveau. Le jeune Mozart lui-même, de passage à Londres avec sa famille en 1764, sera très impressionné.

Au programme de votre enregistrement, il y a des œuvres de J. C. Bach, Abel, Geminiani, Ford, Erskine, comment avez-vous sélectionné ces partitions ?

Faire un choix est souvent un crève-cœur mais c’est un bon exercice car un programme de disque a une durée limitée. Cela permet par ailleurs de proposer en concert d’autres pièces parmi celles qui ne sont pas sur le disque. Le choix de Bach et Abel s’imposait car la vie musicale à Londres a été durablement marquée par ces deux immenses musiciens. Ensuite, il faut trouver ce que l’on veut mettre autour pour montrer la richesse de la vie musicale : tout ne se limite pas à Bach et à Abel, qui restent cantonnés à un certain milieu social : assister à leurs concerts coûte cher et ces concerts somptueux sont donc réservés à une élite londonienne désœuvrée qui ne sait pas comment occuper son temps.

Erskine est un choix « politique » : ce brillant élève de Johann Stamitz, peu connu aujourd’hui, incarne un courant important de cette histoire musicale du Royaume-Uni, celui des compositeurs écossais et de la montée en puissance d’une certaine image de l’Écosse déjà avant Walter Scott ou Mendelssohn.

Ann Ford est une des figures importantes de l’histoire de la pratique féminine de la musique en Angleterre au XVIIIe siècle. J’ai beaucoup travaillé sur ce sujet et nous proposons, en marge des concerts, une conférence musicale sur sa vie. Elle nous mène à la pratique de deux instruments importants de l’époque, l’English guitar au son cristallin et les verres musicaux – joués encore quelques années avant d’être très vite remplacés par le glass-harmonica de Franklin, que l’on joue encore aujourd’hui.

Ann Ford est aussi une actrice de ce revival de la viole de gambe que l’on doit notamment à Abel. Ainsi, le Londres de 1760 est un moment où l’on aime jouer à nouveau de « vieux instruments » !
Geminiani, comme tant d’autres, s’est intéressé aux instruments à la mode, c’est la raison pour laquelle ce grand violoniste a écrit pour l’English Guitar.

Dans ce programme, il n'y a pas de Haendel, alors que je présume que sa figure était encore imposante dans la vie musicale et dans les esprits ?

Oui, en effet : Haendel ne disparaît pas après sa mort : sa musique prend même une dimension patriotique, chère aux Anglais. Le roi George III lance une grande commémoration Haendel en 1784, dans laquelle le compositeur est célébré comme un musicien national.

Cela pose de nombreuses questions car la musique de Haendel appartient alors déjà au passé. Ces commémorations, qui mettent en avant une musique obsolète pour célébrer la nation anglaise, ne s’opposent-elles pas aux musiques nouvelles et ne vantent-elles pas l’immobilisme – à un moment où la mode musicale est déjà sur d’autres formes ? La manière dont survit la musique de Haendel après sa mort ouvre de nombreux sujets de réflexion.

Dans ce contexte musical, un jeune homme est alors présent à Londres, Mozart. Comment sera-t-il influencé par ce contexte musical londonien ?

Quand le jeune Mozart arrive avec sa famille à Londres, il a huit ans. Son père Léopold, le fait jouer en public – comme d’habitude – mais l’emmène aussi écouter des concerts – et notamment les très réputés Bach-Abel concerts. Le jeune Wolfgang sera littéralement ébloui par ce qu’il entend – et en particulier par les symphonies de ses aînés. Et, en effet, lorsque l’on écoute ces merveilleuses symphonies londoniennes de Bach et Abel, on est époustouflé par tout ce que Mozart a emmagasiné. Les premières symphonies de Mozart sont parfaitement dans la continuité de celles de ses aînés.

Après les quatre volumes consacrés à Londres, est-ce que vous avez un nouveau projet éditorial en perspective ?

Nous avons encore beaucoup de projets en tête. Il faut faire des choix et ce n’est pas toujours facile de décider si l’on va mettre ce projet-ci en avant ou celui-là.

Nous travaillons actuellement sur un prochain enregistrement en septembre sur le violiste Monsieur de Sainte Colombe (maître de Marin Marais), qui reste encore nimbé de beaucoup de mystères aujourd’hui.
Ce projet est lui aussi un gros projet de recherche qui croise les dernières informations sur le sujet et qui nous mène à enquêter sur l’entourage de ce personnage énigmatique. L’enregistrement comportera un certain nombre de premières mondiales.Il s’agit encore d’une série, puisque nous avons consacré un disque à Marin Marais (Le Tombeau pour Monsieur de Sainte Colombe, Harmonia Mundi), un autre à Louis de Caix d’Hervelois (Caix d’Hevelois, dans le sillage de Marin Marais, Harmonia Mundi) et que ce prochain opus ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de la viole Française.

Le site de l'ensemble La Rêveuse : https://ensemblelareveuse.com

A écouter :

London Circa 1760: J.C. Bach, C.F. Abel & Friends. La Rêveuse, Florence Bolton.  HMM905380

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Harmonia Mundi

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