Incarnée par Joyce DiDonato, la Didon de Purcell palpite d’une vie intense

Henry Purcell (1659-1695) : Didon et Énée, opéra en un prologue et trois actes. Joyce DiDonato (Didon), Michael Spyres (Énée), Fatma Saïd (Belinda), Carlotta Colombo (Confidente), Hugh Cutting (Esprit), Beth Taylor (Magicienne), Laurence Kilsby (Marin), Alena Dantcheva (Première sorcière), Anna Piroli (Seconde sorcière) ; Il Pomo d’Oro Choir ; Il Pomo d’Oro, direction Maxim Emelyanychev. 2024. Notice en anglais, en français et en allemand. Textes anglais insérés, avec traductions française et allemande. 52’ 43’’. Erato 5021732284884.
Le destin tragique de Didon, la reine de Carthage, aimée puis abandonnée par le Troyen Énée, a inspiré à Henry Purcell une partition d’une relative brièveté, représentée pour la première fois, dans un pensionnat londonien de jeunes filles, en 1689. Cette œuvre dramatiquement intense a tenté bien des grandes voix, ce dont témoigne une imposante discographie. Si le jalon historique de 1952, gravé dans la capitale anglaise, programmait Kirsten Flagstad aux côtés d’Elizabeth Schwarzkopf en Belinda et Thomas Hemsley en Énée, la tendance héroïque wagnérienne y était discutable, quoique grandiose. Au fil des ans, Janet Baker, Emma Kirkby, Ann Murray, Tatiana Troyanos, Teresa Berganza, Anne Sofie von Otter, Jessye Norman, Shirley Verrett, Véronique Gens, Susan Graham et quelques autres donnaient à l’opéra, avec des fortunes diverses, ses titres de noblesse. Aujourd’hui, la mezzo soprano américaine Joyce DiDonato en propose une version incarnée de façon bouleversante, avec une équipe vocale de premier ordre et une prestation orchestrale d’un dynamisme fougueux, dans un contexte de dramatisation tendue.
Le livret, inspiré de Virgile, est signé par le poète anglo-irlandais Nahum Tate (1652-1715). Purcell en a fait une plainte émouvante, comme le définit si justement Bjørn Woll, auteur de la brève notice. On est en effet porté, dès le premier air de Didon, Ah ! Belinda, par un univers psychologique qui va évoluer de la langueur et de l’espoir à l’amour déçu, puis abandonné, jusqu’au fatal dénouement. Toutes les qualités de Joyce DiDonato sont exploitées dans cette prise de rôle, enregistrée à la Philharmonie d’Essen en février 2024. Son timbre aux riches inflexions, la clarté d’une émission à la fois noble, expressive et investie, son sens des nuances, aussi éloquent dans la mise à nu des sentiments, qu’il s’agisse de l’indécision ou de la détresse, la qualité d’une diction qui soigne les mots, tout est là pour faire de Didon une souveraine profondément humaine, vulnérable et touchante. L’air final When I am laid in earth est l’un des plus sublimes que la discographie ait engendré. Il demeure longtemps dans l’émotion de l’auditeur, plein de compassion désolée face au drame qu’il partage.
Les autres protagonistes sont au même diapason. Énée, c’est Michael Spyres, qui projette sa voix dans des inflexions enrichies par une personnalité qui oscille entre hésitations et cœur troublé, mais qui s’incline devant les ordres. Lui aussi soigne le phrasé, avec élégance. Le couple est idéal, dramatiquement et vocalement. La soprano égyptienne Fatma Saïd ajoute au personnage de Belinda une touche vibrante de limpidité et de jeunesse, compatissante et sensible à l’amour - il suffit d’écouter Pursue thy conquest, Love, pour s’en convaincre. Les autres rôles sont efficaces à chaque instant, avec une mention spéciale pour Carlotta Colombo en confidente, et pour Beth Taylor, en sorcière nocive et toxique.
Pour un tel plateau, il fallait des chœurs d’un réel impact dramatique, c’est le cas avec celui du Pomo d’Oro : on est comblé par l’homogénéité et par l’ardeur distillée. Le chef russe Maxim Emelyanychev, à la tête du Pomo d’Oro depuis 2016, entraîne tous les protagonistes d’un geste vif et passionné, énergique et souvent envoûtant. Les effets sonores sont très réussis (le tonnerre est impressionnant), les nuances fantastiques, éplorées ou théâtrales sont soulignées avec un souci très vif de la précision requise. Le charisme évident fait le reste : la partition vit intensément.
On applaudit cette version moderne, elle s’inscrit aux toutes premières places d’une discographie, qui, en fin de compte, honore globalement l’œuvre de Purcell avec l’admiration qu’elle mérite.
Son : 9 Notice : 7 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix