Jaap van Zweden et le Philhar’ : une association prometteuse, sous le signe de l’énergie

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Depuis la fin de la saison dernière, après dix années d’une harmonieuse collaboration avec Mikko Franck à sa tête, l’Orchestre Philharmonique de Radio France n’avait plus de directeur musical. Son successeur avait été désigné, mais seulement à partir de la saison prochaine (laissant celle en cours aux mains de différents chefs invités) : Jaap van Zweden. Il aura alors soixante-cinq ans. En 1979, à l’âge particulièrement précoce de dix-huit ans, il était nommé violon-solo de l’un des plus prestigieux orchestres du monde : celui du Concertgebouw d'Amsterdam (ville où il était né). À l’âge où la plupart de ses collègues en étaient encore à leurs études, il était donc chargé de les mener, et de se faire l’intermédiaire entre eux et les chefs les plus expérimentés de la planète. Il a conservé ce poste pendant près de vingt ans.

Il s’est alors tourné vers la direction d’orchestre. Pendant une quinzaine d’années, il a été à la tête de plusieurs orchestres néerlandais, avant de prendre, en 2012, les rênes de l’Orchestre philharmonique de Hong Kong, ainsi que, parallèlement, ceux de l'Orchestre philharmonique de New York en 2018. Avant d’en être désigné directeur musical, Jaap van Zweden avait bien entendu déjà dirigé l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Mais la tournée dans laquelle s’inscrivait ce concert était leur première occasion de se retrouver depuis cette désignation.

En ce dimanche après-midi, le concert s’inscrivait dans le cadre du dispositif Relax, lequel, grâce à la présence d’agents spécialement formés, « offre un accueil et un environnement bienveillant pour les personnes en situation de handicap ou de polyhandicap où chacun pourra vivre et exprimer ses émotions à sa manière, sans crainte, ni contrainte. » La saison dernière, Radio France avait accueilli, en sa bien nommée Maison de la Radio et de la Musique, quatre concerts Relax. Cette saison, quatorze sont programmés.

Si notre radio publique n’a pas attendu la nomination de Jaap van Zweden pour mettre ces valeurs d’inclusivité et de convivialité au cœur de sa politique, il faut savoir que celui-ci est, pour des raisons familiales, très sensible à cette question, et qu’à cet égard sa nomination est d’autant bienvenue. Avec son épouse, ils ont fondé, en 1997, la fondation Papageno, qui a pour mission de soutenir les familles d'enfants autistes.

Le concert commençait par la création française de Arising Dances, une œuvre écrite en 2021 par Thierry Escaich, l’un des compositeurs actuels les plus en vue, et qui, depuis quarante ans, collectionne les récompenses et les honneurs : huit Premiers Prix du Conservatoire Supérieur de Paris (record), quatre nominations comme « compositeur de l’année » aux Victoires de la Musique entre 2003 et 2017 (record), élu à l'Académie des Beaux-Arts à moins de cinquante ans, et Officier de l'Ordre des Arts et des Lettres cette année (à soixante ans).

Le programme de salle présente ces Arising Dances comme « l’une des œuvres les plus jubilatoires de Thierry Escaich ». Du point de vue sonore, c’est indéniable. C’est certainement une œuvre très agréable à jouer pour tous les musiciens de l’orchestre, et sans doute aussi à diriger. En tout cas, c’est le sentiment qui s’est dégagé de cette exécution par notre Philhar’ et Jaap van Zweden. C’était une création française, mais dans le cadre d’une tournée européenne (Pays-Bas, Belgique, Allemagne et Autriche, sans compter un premier concert à Paris trois jours avant), de sorte que l’œuvre leur était déjà bien familière. De fait, l’interprétation (à l’instar des solos impeccables de Nathan Mierdl au violon et d’Aurélia Souvignet-Kowalski à l’alto) a été exemplaire.

Le compositeur précise : « On retrouve trois éléments distincts dans les Arising Dances : une valse, un Stabat Mater et un rituel répétitif. Je les considère comme trois personnages de roman évoluant ensemble ». Nous sommes donc dans le registre du poème symphonique, avec ces éléments qui vont et viennent, apparaissent et disparaissent, seuls ou entremêlés. Avec un orchestre fourni (60 cordes, 10 bois, 11 cuivres, 4 percussionnistes, harpe, célesta et piano), en n’utilisant les instruments qu’avec leurs modes de jeu habituels, mais en jouant beaucoup sur les extrêmes (de tessitures et de nuances), Thierry Escaich crée d’intéressants alliages de timbres. On y trouve également une certaine variété rythmique, bien que sans innovation non plus, et qui, pour le coup, peut laisser par moments assez perplexe quant à la cohérence. Par exemple, la fin, qui a probablement inspiré ce terme de « jubilatoire » à la notice, utilise des rythmes que le compositeur lui-même qualifie de « disco ». On tend en effet l’oreille... pas nécessairement convaincu.

L'orchestre s’allège légèrement pour la suite : le sublime Concerto pour piano de Maurice Ravel, son avant-dernière œuvre achevée, et, en quelque sorte, la quintessence de son art. La soliste est Alice Sara Ott, qui depuis son plus jeune âge mène une brillante carrière, notamment sur le plan discographique (ses albums pour Deutsche Grammophon, avec lequel elle enregistre en exclusivité depuis 2008, totaliseraient plus d’un demi-milliard d’écoutes en ligne).

Dès le début de l’Allegramente, on sent une osmose entre la soliste et l’orchestre. Quand elle ne semble pas improviser, Alice Sara Ott a un jeu implacable. Son jeu est vif, bondissant, avec une très riche palette de nuances. Nicolas Tulliez nous gratifie d’un solo de harpe de toute beauté. L’Adagio assai nous a nettement moins convaincu. Le piano est désincarné, comme une rêverie. C’en est presque joli, bien loin de la douleur que l’on peut y percevoir. Finalement, c’est Stéphane Suchanek, au cor anglais, qui exprime magnifiquement cette douleur. À l’attaque, tellement grisante, du Presto, une petite fille juste derrière nous se joint à la nuance fortissimo pour manifester, sonorement, son excitation. Sur scène, nous retrouvons les qualités du premier mouvement, à ceci près que la baisse de tension du mouvement lent a laissé des traces. Tout est très bien... mais pas tout à fait aussi bien.

En mars 2022, Alice Sara Ott avait joué, également avec le Philhar’ mais sous la direction de Mikko Franck et à la Philharmonie, l’autre Concerto de Ravel, celui pour la main gauche. Nous avions eu le même sentiment, quelque peu contrasté.

En bis, elle joue la Première Gymnopédie d’Erik Satie (signalons que, le jeudi, elle avait joué le Nocturne N° 9 John Field, dont elle vient d’enregistrer, avec un succès commercial assez inattendu, l’intégrale). Cela ressemble beaucoup à l’Adagio du Concerto de Ravel : vaporeux, à la limite du soporifique. Bien entendu, cette vision, techniquement aboutie, a ses adeptes.

En deuxième partie, place au ballet Roméo et Juliette de Sergueï Prokofiev. L’œuvre intégrale, Opus 64, créée en 1935, durant deux heures et demie, le compositeur en a extrait trois Suites : deux immédiatement après (Op. 64 bis et Op. 64 ter), et une troisième dix ans plus tard (Op. 101). Ce sont neuf extraits des deux premières (les plus souvent jouées, et de loin) qui sont jouées ici, pour une durée totale de 36 minutes.

Dès le « tube » Montaigus et Capulets, on trouve déjà toute la violence du drame qui va se jouer. Jaap van Zweden (et ce sera souvent le cas dans les pièces suivantes) prend un tempo particulièrement rapide. Alors que Juliette enfant est tour à tour espiègle et charmant, le Menuet est pompeux à souhait, avec un travail remarquable sur les timbres, tandis que Masques a des allures de marche grotesque... fort savoureuse. La Danse est pétillante et bien balancée, suivie d’un moment extrêmement émouvant, tout en tendresse et en grâce : Roméo et Juliette avant leur séparation, avec un admirable vibrato des cordes (nul doute que Jaap van Zweden, en spécialiste, aura eu les mots – ou les gestes – pour l’obtenir), y compris quand le ciel s’assombrit à la fin. Petit répit avec une courte et délicate Danse des jeunes filles des Antilles, qui n’en rend que plus impressionnante la tension, à la limite du soutenable mais sans pathos, de Roméo au tombeau de Juliette. Le drame se termine avec la Mort de Tybalt, véritable démonstration d’orchestre (les violons, qui ont une partie redoutable, font preuve d’une homogénéité digne des meilleurs orchestres), où le Philhar’ montre son sens de la discipline, qui n’empêche pas une sonorité épanouie.

Jaap van Zweden n’y est bien sûr pas étranger. Voilà donc une collaboration qui commence sous les meilleurs auspices.

Ce n’est pas l’habitude quand un orchestre joue « à la maison ». Mais comme le Philhar’ est en tournée, il a des bis sous le coude. Comme il l’avait fait jeudi, il joue la Danse slave N° 8 en sol mineur d’Antonín Dvořák. Certes, c’est une « Furiant », c'est-à-dire une danse vive et fougueuse. Là, elle est encore pleine de l’énergie terrifiante de Roméo et Juliette, et manque, peut-être, d’un petit soupçon d’abandon dans ses parties plus calmes.

Ne boudons pas notre plaisir, car ce bis demeure de haut niveau, et le plaisir est autant sur scène que dans la salle. Du reste, la vitalité de cette Danse slave procure à la petite fille derrière nous une joie sonore, que, pour une fois, nous espérons avoir été entendue jusque par les musiciens.

Paris, Auditorium de Radio France, 19 octobre 2025

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Christophe Abramowitz / Radio France

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