Keyvan Chemirani, une passerelle entre deux mondes  

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S’il y a bien un artiste qui incarne la thématique Orient-­Occident du Festival de Wallonie cette année, c’est Keyvan Chemirani. Né en France, d’un père iranien et d’une mère française, il apprend le système rythmique du radif persan avec son père pour premier maître. Au gré de sa curiosité, il puise son héritage dans de multiples langages musicaux, de tradition orale ou écrite, se prêtant à la création d’œuvres personnelles parallèlement à son activité de soliste ou d’accompagnateur.Au Festival Musical de Namur, on a pu l’admirer en action trois jours d'affiliée sur son zarb, son udu et autres percussions orientales: dans Il Diluvio Universale et Nabucco sous la direction de Leonardo García Alarcón et dans l’ensemble “Jasmin Toccata”, aux côtés du claveciniste Jean Rondeau et du luthiste Thomas Dunford. Dans ce dernier concert, plus intime, le monde baroque et celui de la modalité orientale se complémentent dans leurs différences, s’entremêlent par leurs ressemblances et finissent par se nourrir l’un l’autre, tantôt en envolées virtuoses, tantôt en méditation profondes. Voici les merveilles qui peuvent s’offrir quand des artistes talentueux et intelligents se rencontrent et partagent leurs univers respectifs.
C’est une journée marathonienne qui attendait Keyvan Chemirani ce dimanche 3 juillet. Jasmin Toccata se produisait à midi pour le Festival Musq’3 à Flagey puis à Namur en après-midi, avant que Nabucco reparte pour un tour en soirée à Flagey. J’ai pu le saisir pour une brève interview avant qu’il ne reparte à Bruxelles!

- Vous êtes très sollicité en ce moment ! La thématique Orient-Occident du festival tombe assez bien pour vous et doit vous tenir à cœur…
Un peu par la force des choses, oui. C’est vraiment mon identité personnelle. Il y a toute une famille de musiciens [immigrés] de deuxième ou troisième génération, d’artistes qui [grandissent avec] cette double culture et qui cherchent comment se situer [...] Et il y a une autre génération d’artistes un peu en résonance avec celle-­là: des gens qui sont dans une culture très forte mais qui ont le besoin de se nourrir d’autre chose. [...] Nous sommes avec des gens qui viennent de milieux culturels et musicaux différents mais qui ont besoin de comprendre les autres systèmes [...] Finalement, en comprenant les autres -c’est toujours cette histoire d’identité dans l’altérité- on finit par mieux se comprendre soi-même. Cette démarche est à la fois passionnante et difficile, pas toujours comprise, mais aussi dans l’air du temps. Ce thème, finalement, c’est toute ma vie!

- Y a-t-il des difficultés spécifiques à surmonter lorsquon travaille avec des musiciende milieux différents?
Bien sûr, très souvent. Le discours qui répète qu’on a tous un cœur qui bat, qu’on aurait tous le même rythme intérieur, qu’on est tous des frères sur cette planète,[...] sérieusement tout ce prêchi-prêcha me fatigue énormément. C’est tellement utopique. On voit bien, de toute manière, que la musique ne résout pas tout, sinon il n’y aurait pas tant d’horreurs dans ce monde. C’est davantage une attitude, une ouverture sur le monde chez certains artistes, que je trouve très belle. Je respecte toutes les musiques et je respecte les gens qui sont de grands maîtres dans leur musique et qui font ça toute leur vie. Ça m’émeut. Pour des gens comme Jean [Rondeau] ou Thomas [Dunford], ce projet s’inscrit dans les choses qu’ils n’ont jamais faites dans leur vie. La première fois qu’ils se sont attaqués aux rythmes de l’Inde du Sud, c’était vraiment compliqué pour eux, ils n’en avaient pas la logique. Mais ils ont cette passion, cette curiosité, cette envie d’ouverture et de partage, et surtout cette envie d’apprendre. Tout ça leur permet d’aller beaucoup plus loin. C’est une famille dans laquelle je me retrouve, des gens avec qui j’ai envie de vivre. Ce sont des questions qui me font grandir.

- Le projet est né il y a un an seulement, au Festival d’Ambronay et, auparavant, on vous connaissait pour votre travail avec Leonardo García Alarcón. Quelle était votre expérience de la musique baroque avant cela?
J’avais déjà fait des incursions dans la musique baroque, mais dans l’urgence. Je n’étais pas du tout dans la démarche de comprendre [...] des codes que je ne connaissais pas forcément. Ce qui m’importait surtout, c’était ma légitimité. Est-ce que j’allais être reconnu par mes pairs comme quelqu’un qui apporte un “plus” plutôt que juste quelque chose d’exotique et un peu “hors-sujet” ? D’ailleurs, je suis sûr qu’aujourd’hui encore, il y a des personnes qui considèrent ça comme du “n’importe quoi”. Ça, je peux l’assumer. Mais par contre, que les gens avec qui je joue soient contents et qu’il y ait un vrai échange, voilà mon premier souci. Et puis il reste toujours la crainte de ne pas jouer les bonnes choses au bon moment : je suis un très mauvais lecteur, ayant appris par tradition orale.

- À vous entendre parler, on comprend que les questions de légitimité et de cohérence vous préoccupent beaucoup. Que votre travail ait du sens, qu’est-­ce que cela implique exactement?
C’est une question très profonde. Je vais plutôt vous répondre a contrario : “qu’est-ce qui n’a pas de sens?”. Par exemple, les “collages”. Vider chaque expression de son identité pour que ça puisse « marcher », cela ne m’intéresse pas du tout. Je veux vraiment éviter ça. Qu’il y ait des mises en perspective, très bien. A condition que les artistes utilisent le vocabulaire dans lequel ils sont à l’aise [...], qu’ils parlent leur propre langage, et que malgré tout ils trouvent ensemble quelque chose qui a tout son sens.
Aline Giaux, Reporter de l’Imep
Namur, Festival de Wallonie, le 3 juillet 2016

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